Thomas Roulet
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Directeur Adjoint du MBA de Judge Business School
Thomas Roulet, 37 ans, est diplômé de Sciences Po et du Master d’Audencia, promo Grande Ecole 2009. Professeur associé à Cambridge, il est Directeur Adjoint du MBA de Judge Business School et il co-dirige l’incubateur de King’s College Cambridge. Il contribue à de nombreuses revues et publications, comme Forbes ou Harvard Business Review.
On le chambre sur son accent et on lui demande de choisir le vin à table : la French touch du Professeur Roulet ressemble à une signature qu’il assume, surtout au lendemain d’une victoire de l’équipe de France de foot sur son homologue britannique, et revendique, même, en pâtissant sa propre galette des Rois parce qu’on « n’en trouve pas de bonnes à Cambridge. »
Thomas Roulet (GE 09) aime cette impertinence à la Française qui donne un relief particulier à son parcours d’étudiant en finance à Audencia devenu professeur associé à Cambridge en théorie des organisations. Né à Lyon et attaché à la région francilienne, il se délecte d’un métier-passion qui le plonge au cœur des plus grands débats sociétaux, en toge d’Harry Potter, dans des bâtiments vieux de 800 ans, et au cœur d’un des campus les plus réputés au monde.
Thomas, comment êtes-vous arrivé à Cambridge ?
C’est une longue histoire, un peu sinueuse mais qui commence de manière assez classique en classe prépa. Puis j’ai intégré Audencia où j’ai pensé faire du marketing, comme pas mal d’entre nous. Finalement, je me suis orienté vers la finance et j’ai fait mon AIPM en banque d’investissement à Londres.
Cette première expérience m’a plu mais je suis un peu resté sur ma faim : j’avais envie d’aller voir plus loin, de comprendre ce qui se passait derrière le rideau de nos interactions sociales. En parallèle, j’avais toujours eu ce goût pour le travail des profs : j’imaginais ce qui se passait en coulisses, quand ils n’étaient pas devant leurs élèves, la préparation des cours, les copies, leurs recherches, etc.
Alors quand je suis rentré de Londres, j’ai décidé de ne pas perdre de temps et d’empiéter sur mes cours de finance de dernière année pour suivre un Master de Recherche à Science Po en parallèle. D’ailleurs, mon stage de recherche à l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) a compté pour les deux Masters à la fois.
J’ai beaucoup aimé la stimulation du Master de recherche, donc je me suis lancé dans une thèse de Doctorat à HEC. Là encore, ça m’a beaucoup plu. En deuxième année et en dernière année, je donnais des cours à Sciences po puis à Audencia. Une fois par semaine, j’enseignais la stratégie à des étudiants internationaux, une expérience que j’ai beaucoup appréciée.
Quand avez-vous décidé d’exporter votre carrière académique ?
Au milieu de mon Doctorat, j’ai eu l’opportunité de partir comme Visiting Scholar à l’université Columbia de New York. J’ai adoré ce moment, notamment parce qu’Audencia avait cultivé mon goût des Etats-Unis.
Mais quand, après ma thèse, j’ai eu le choix entre Vanderbilt aux États-Unis et Oxford en Angleterre, j’ai choisi Oxford pour sa proximité qui me convenait mieux d’un point de vue familial à ce moment de ma vie.
J’avais beaucoup aimé Londres mais Oxford, c’est encore très différent. La culture y est profondément britannique, bien moins internationale qu’à Londres. Et ce monde des collèges est fascinant, avec ses vieux bâtiments qui abritent dîners aux chandelles et une véritable aristocratie universitaire à l’anglaise. Les codes y sont très particuliers.
J’ai ensuite décidé d’embrasser une carrière universitaire en Angleterre plutôt qu’en France ou ailleurs.
Quelles sont les singularités de l’université britannique ?
En France, notre culture est très business schools et grandes écoles techniques ou généralistes, là où l’Angleterre a une véritable culture de l’université. Les business schools sont intégrées dans des facultés beaucoup plus grandes, avec beaucoup plus d’interdisciplinarité à mon sens.
L’université est découpée en départements, comme en France, et en collèges qui, à l’origine étaient des résidences étudiantes telles qu’on les voit dans les films. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus que ça : toute la vie sociale et l’expérience éducative, le capital culturel et symbolique d’une fac vieille de 800 ans se trouvent là.
Pour un professeur en Grande-Bretagne, prendre des responsabilités dans un collège est habituel – c’est beaucoup centré sur le soutien individualisé et suivi des étudiants. En comparaison des autres activités professorales, ce travail est très peu rémunéré – c’est plus un confort de vie lié à l’accès à toutes les commodités du campus – mais c’est très valorisé et très intéressant.
Pour ma part, je codirige l’incubateur de King’s College, l’ancien college de John Maynard Keynes ou Alan Turing Cambridge. J’aime beaucoup cette partie de mon boulot, car c’est extrêmement diversifié. L’un des plus gros challenges, d’ailleurs, c’est le financement que l’on va chercher auprès de grands donateurs. Notre budget est en partie couvert par le mécénat de la Gatsby Foundation de David Sainsbury.
Cette implication des mécènes, particulièrement des anciens élèves, c’est d’ailleurs un autre marqueur de différence.
D’Oxford à Cambridge, les plus grandes universités britanniques, comment s’est dessiné votre parcours ?
Après Oxford, j’ai rejoint Bath, dans le Somerset, une ville de taille moyenne mais dont l’université est plutôt reconnue en Grande-Bretagne. J’y suis resté un an avant de revenir à Londres, à King’s College – celui de Londres, les Britanniques aiment bien appeler les lieux King’s ou Queen’s Something – où j’ai dirigé le Master en Management International pendant trois ans.
Quand l’opportunité de rejoindre Cambridge s’est présentée, je l’ai saisie et depuis 2018, j’y suis Professeur Associé en Théorie des Organisations et Directeur Adjoint du MBA. Mon travail de recherche porte plus particulièrement sur l’approche sociologique et psychologique des organisations.

Vous disiez que vous aimiez le travail de l’ombre des professeurs, pouvez-vous nous expliquer en quoi ça consiste pour vous aujourd’hui ?
On a cette idée d’un prof qui ne travaille que lorsqu’il est devant des élèves : c’est faux bien sûr. Je bosse beaucoup plus ici, à Cambridge, que lorsque j’étais dans la finance à Londres (rires).
En réalité, ma tâche principale, c’est la recherche : collecter des données, écrire, réviser et publier des papiers de recherche, suivre des doctorants et des post-docs. Cela représente en théorie plus de 60% de mon temps. Je participe aussi à quatre ou cinq comités éditoriaux de revues pour lesquelles j’évalue des papiers et je réalise un travail d’édition.
Je considère la recherche comme une base d’engagement dans les débats qui agitent la société : chercher pour moi, ce n’est pas produire des concepts dans une tour d’ivoire à Cambridge mais poser des questions qui importent aux gens et produire des idées qui trouvent leur place dans la pratique managériale et sociétale. Un des sujets sur lesquels j’aimerais beaucoup avoir de l’impact dans les années à venir, c’est la question de la santé mentale, sous l’angle de la compétence mais aussi du travail hybride, entre digital et présentiel.
L’enseignement est l’autre volet principal de mon activité, une partie que j’aime beaucoup. À Cambridge, on fait beaucoup de supervision, ce qui me donne régulièrement l’opportunité d’enseigner à des groupes de trois ou quatre étudiants, dans une relation très différente de ce que l’on peut faire face à un amphi magistral.
Je donne des cours à la faculté de business et d’autres en fac de sociologie. En MBA, j’enseigne le leadership et les comportements organisationnels a plus de 200 étudiants par an. Tout ça est profondément actuel, en perpétuel mouvement. Ces dernières années, mon cours s’est donc profondément adapté aux sujets du moment : le travail hybride, la démission silencieuse, les questions de Diversité & Inclusion, etc.
Après le COVID, nous avons repensé toute la structure de l’enseignement, en gardant quelques cours en ligne et en favorisant ces petits groupes agiles sur des questions d’actualité comme le mouvement Black Lives Matter ou encore les biais de leadership et la manière dont on imagine le leader.
Les biais de secteur, de genre, handicap, ethnie, etc. contribuent à ce qu’on appelle l’effet d’entonnoir : c’est-à-dire la réussite d’une politique Diversité & Inclusion à la base de l’organisation mais son échec au top. Je travaille aussi beaucoup sur le stigmate invisible, comme le handicap invisible ou l’orientation sexuelle, et sur la manière dont certaines catégories de personnes sont surmenées par le travail de sensibilisation, le ‘diversity work,’ qu’on leur demande au risque de tomber dans le burn-out et de s’éloigner de leur performance.
Bref, je fais un métier-passion, et ça se sent, je crois.
Parlez nous de votre expérience à Audencia…
C’est loin et proche à la fois. Je crois que j’ai gardé plus de contacts avec le corps enseignant qu’avec les camarades de promo. Mais c’est certainement une déformation professionnelle.
Quand j’ai voulu faire une carrière académique, je me suis mis en relation avec quelques diplômés qui avaient suivi un parcours similaire. J’ai d’ailleurs été impressionné de voir qu’il y avait plusieurs Audenciens plutôt reconnus dans ce domaine. Je pense à David Dubois, aujourd’hui Professeur de Marketing à l’INSEAD, qui m’avait donné de précieux conseils, ou à Fabrice Lumineau, Professeur de Strategie à Hong Kong.
Mon parcours d’étudiant en lui-même est une expérience à plusieurs facettes, comme pour bon nombre d’entre nous. Je me suis forgé sur les bancs d’Audencia, c’est sans doute pour cela que j’ai gardé contact avec quelques figures tutélaires parmi les enseignants. J’ai aussi été le Président de Réseaudencia Junior, l’ancêtre de l’association des jeunes alumni de l’école. Mais il y a eu aussi des moments plus compliqués à gérer comme cette campagne perdue pour le BDA. Je me rends compte que ça a un peu affecté ma relation à l’école, sur le moment. On ne se rend pas toujours compte que certains aspects comme celui-là peuvent être un peu difficiles à gérer pour des jeunes gens tout juste sortis de prépa.
Si c’était à refaire ? Je ne changerais pas grand-chose, je crois. J’ai beaucoup aimé mon année de césure et le côté international de l’école. Quand je suis entré à Audencia, j’étais très franchouillard et l’école m’a permis de découvrir de nouveaux horizons, les États-Unis en particulier.
Cette année de césure qui m’a donné envie de vivre à l’étranger mais aussi d’aller au fond des choses, je la dois en partie à un ancien de l’école qui travaillait sur le desk pour lequel j’ai été recruté. C’est lui qui s’est dit : pourquoi ne pas donner sa chance à un étudiant issu de la même école que moi. Le réseau, c’est aussi un des atouts de cette école.
Aujourd’hui, vous restez lié à Audencia.
En effet, par mes activités d’enseignement et de professeur affilie. Au début de ma carrière, je venais une fois par semaine pour donner mon cours de stratégie. Désormais, je ne viens plus autant mais je garde un lien en tant que faculté internationale d’Audencia : quelques jours répartis tout au long de l’année pour collaborer avec les profs dans leur processus de publication.
Surtout – j’ai la chance de travailler plus directement avec certains d’entre eux, comme Sandrine Frémeaux, qui était déjà l’une de mes professeures préférées quand j’étais à l’école. C’est une femme formidable, passionnante, qui réussit à rendre le droit passionnant. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de collaborer avec elle sur la rédaction d’un papier qui devrait être publié prochainement. C’est un sacré privilège et je n’aurais jamais pensé cela possible en 2005 quand je l’ai eue comme prof !

Et maintenant, comment voyez-vous la suite de votre carrière ?
J’ai déjà le bonheur d’être professeur permanent à Cambridge, ce qui fait que je suis un peu maître de mes choix entre recherche, enseignement, soutien aux étudiants, influence sur les politiques publiques. Mais bien sûr, le graal, c’est d’obtenir une Chaire Professorale.
Je suis éligible mais les candidatures sont longues et fastidieuses comme on pourrait s’y attendre dans une si vénérable institution. J’ai rempli un dossier d’une cinquantaine de pages avec des lettres de recommandation et d’argumentation.
Quoi qu’il en soit, ce statut de professeur permanent me donne la possibilité de me consacrer à d’autres choses qu’à mes recherches, d’où mon investissement auprès de l’incubateur et dans la vie de King’s College. J’aime vraiment cet aspect entrepreneurial de mon métier.
Et plus globalement, comment voyez-vous l’avenir ?
Je vis dans un pays qui est en train de faire l’expérience simultanée des conséquences du Brexit, de la pandémie et d’une crise énergétique et économique mondiale. On a perdu beaucoup d’amis Européens récemment à cause du Brexit et j’aimerais beaucoup que les gens reviennent en Angleterre. Il y a encore de belles opportunités, dans la finance mais pas seulement.
J’aimerais que les diplômés continuent de regarder la Grande-Bretagne comme un choix intéressant pour travailler et pour vivre. L’expatriation est pour moi une expérience formidable, c’est une vraie richesse. J’adore être Français à l’étranger.
On est souvent caricaturés, d’ailleurs à l’université, nous les collègues français, nous sommes perçus comme les râleurs. Dans les réunions, nous sommes ceux qui contestons ou qui nous énervons. Je crois que notre boss n’apprécie pas outre-mesure ce côté-là, d’ailleurs. Mais moi, j’aime bien cette idée qu’en France, on n’a pas de problème à contester ce qui nous semble contestable.
Et au-delà, l’expatriation, c’est une aventure, un partage. J’ai regardé le foot avec mon beau-frère. J’étais entre les deux, gagnant à tous les coups, de ce fait. En vérité, sur pas mal de choses, je me sens Britannique aujourd’hui mais pour eux, je suis d’abord et avant tout Français. C’est peut-être mon accent à couper au couteau (rires).
Bref, c’est mon conseil d’ancien : tentez l’aventure de l’expatriation, pour quelques mois, quelques années. Ça vaut le coup.
En ce début d’année 2023, que peut-on vous souhaiter ?
L’aboutissement de mon processus de candidature pour la Chaire Professorale, sans doute. Mais aussi d’avoir du temps à passer avec mes amis, ici et en France, avec mes parents aussi.
Je n’ai pas beaucoup de temps personnel. Mon principal hobby, c’est mon trajet en vélo le matin. Donc, je n’ai pas de souhait extravagant pour 2023, peut-être simplement de sentir que le lien avec l’Europe ne se rompt pas définitivement.