Mathieu Aguesse
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CEO Schoolab San Francisco
Mathieu Aguesse, 32 ans, est diplômé de l’ICAM Nantes et du MS MDC d’Audencia, promo 2015. Depuis San Francisco, il dirige la version US de Schoolab, un studio d’innovation qui forme, conseille et accompagne ses clients dans l’innovation responsable. Mathieu enseigne également le design fiction et l’innovation éthique et collaborative à l’Université Berkeley. L’un de ses programmes phares s’intitule : Deplastify the Planet.
L’histoire de Mathieu est celle d’un petit garçon né un passeport à la main qui, d’Afrique du Sud au Nigéria, s’est façonné un goût du voyage, de la découverte et de la relation à l’autre, qu’il emporte partout sur son chemin.
Quand nous nous parlons, séparés d’un océan et quelques heures de décalage, le fil d’une conversation lancée deux mois auparavant reprend simplement.
Mathieu vient de rentrer à San Francisco après un séjour au Vietnam pour accompagner le développement de la filiale locale de Schoolab. Mais, comme toujours, il a profité de ces quelques jours pour apprendre, se nourrir et emmagasiner des idées et angles de vues différents qui feront avancer ses propres projets.
Quand on lui demande si ses valises sont définitivement posées à San Francisco, il sourit et s’étonne de la binarité avec laquelle on le questionne la plupart du temps. « Rester ou rentrer en France, » est pour lui un choix incongru tant le monde regorge de possibilités parmi lesquelles Mathieu se donne le temps de choisir, le temps aussi d’accueillir son troisième enfant dans quelques jours.
Car cet ingénieur diplômé du MS Marketing, Design et Création (MDC) conçoit la vie comme un apprentissage permanent et collaboratif dans lequel tout finit toujours par faire sens et s’aligner quand on sait écouter et observer. Discret et curieux, Mathieu n’aime pas beaucoup parler de lui : il préfère évoquer ses rencontres, ses découvertes, ses projets, tout ce qui donne de la valeur à l’exploration et au monde qu’il habite les yeux et les oreilles grands ouverts.
Racontez-nous d’où vient votre besoin de bouger.
J’ai grandi en Afrique, entre l’Afrique du Sud où je suis arrivé deux semaines après ma naissance et le Nigéria. Mes parents étaient diplomates, rattachés au Ministère des Affaires Étrangères. Ils bougeaient beaucoup et m’ont transmis ça, j’imagine, cette curiosité et cette soif de découvrir, de rencontrer.
Ma famille est rentrée en France autour de mes douze ans mais quand j’en ai eu seize, mes parents sont repartis sans moi. Dans la plupart des familles, ce sont les enfants qui quittent le nid, dans la mienne, c’est l’inverse. Ça aussi, ça change la perspective avec laquelle on regarde la vie.
Une carrière internationale, c’était donc écrit…
Inconsciemment, oui.
J’ai passé dix ans à Nantes, entre mon retour du Nigéria et mes études à l’ICAM puis à Audencia. Je me suis senti un peu étouffé, même si j’aimais beaucoup la ville. J’avais au fond de moi ce besoin de voyager, de découvrir, d’aller voir plus loin.
J’ai visité une soixantaine de pays au cours de ma vie. Alors, la question de l’expatriation ne s’est jamais posée : j’étais prêt depuis longtemps quand l’opportunité s’est présentée. Je dirais même que je l’attendais. Et puis, la vie fait parfois de jolis clins d’œil : je suis parti à San Francisco avec mon premier enfant, qui avait le même âge que moi quand mes parents m’ont emmené en Afrique du Sud.
D’ailleurs, j’aurais aimé créer Schoolab en Afrique du Sud pour apporter ce modèle d’innovation auquel j’avais eu accès dans un pays qui pour moi représente le futur du monde. Mais pour une entreprise comme Schoolab, il y avait quand même un sens très particulier à démarrer son développement international dans l’écosystème entrepreneurial le plus dynamique et puissant du monde : la Silicon Valley. C’était un gros pari pour nous, de voir si on pouvait exister à San Francisco, apporter notre valeur et nous différencier sur nos valeurs justement : le côté éthique de l’innovation.
Donc même si ce n’était pas l’Afrique, j’ai saisi cette opportunité sans me poser de question, avec enthousiasme.
Au début, pourtant, votre parcours ne ressemble pas à celui d’un entrepreneur dans la Silicon Valley.
Il y avait des graines plantées quelque part, qui attendaient de germer et de pousser. À l’ICAM, j’avais participé à un concours d’entrepreneuriat autour de la digitalisation des AMAP, une expérience très riche même si elle n’était pas allée jusqu’au bout.
Mais en sortant de l’école, j’ai fait un choix « de sécurité » en rejoignant le secteur du bâtiment, grâce au réseau des anciens, peut-être parce que je n’avais pas encore pris conscience de mes véritables besoins et valeurs : la découverte et l’éthique. Très vite, pourtant, ce conflit de valeurs m’a sauté à la figure : j’étais dans un milieu où régnait encore une vision de la masculinité qui n’était pas la mienne et dans lequel les rapports de force étaient profondément déséquilibrés au détriment des artisans, des « petits. » Ça ne m’allait pas du tout et j’ai rapidement voulu changer.
J’ai eu envie de quelque chose de radicalement différent, dans l’univers du luxe, là où, au contraire, les artisans sont la pierre angulaire de toute réalisation et sont très valorisés. Mais c’est un milieu difficile à pénétrer. Personne ne voulait m’embaucher alors j’ai créé une start-up autour de la maroquinerie sur-mesure avec un associé.
On avait un concept porteur, des fournisseurs de qualité et levé des fonds auprès de la BPI. Malheureusement, nous avons connu les difficultés inhérentes à pas mal de jeunes pousses. Notre projet a servi d’étude de cas dans le cursus HEC Entrepreneurs et la gestion des conclusions s’est avérée compliquée. Notre confiance en nous, en notre projet et entre nous, au lieu d’en sortir renforcée, s’est au contraire effilochée. Ce qui nous liait au départ semblait finalement nous diviser. Nous avons donc préféré arrêter.
Planter votre start-up, c’était votre choix le plus difficile ?
Sur le moment, sans doute. Mais je savais aussi qu’on ne pouvait pas continuer ainsi et que nos chances de succès étaient moindres si on ne pouvait pas aligner nos visions. Donc, ce n’était pas un choix à proprement parler mais une étape nécessaire qu’il fallait accepter et digérer.
C’est ensuite que j’ai eu un choix difficile à faire.
Lequel ?
Quelques temps après avoir arrêté ma start-up, j’ai reçu une très belle offre d’emploi d’une des plus belles enseignes de maroquinerie, le genre d’offre qui ne se refuse pas et qui allait me permettre de toucher du doigt mon rêve d’entrer de plain-pied dans le secteur du luxe.
J’étais très excité et heureux de ce projet mais au fond de moi, j’avais ce sentiment qu’il me manquait quelques cordes à mon arc, en design notamment. C’est un sentiment que j’avais depuis quelques temps, depuis la création de ma start-up en réalité et j’avais donc commencé à me renseigner sur les formations possibles.
Les hasards de la vie sont ainsi faits qu’un jour, j’ai reçu deux lettres d’acceptation : celle de l’employeur de mes rêves et celle du MS MDC d’Audencia. J’ai beaucoup hésité mais j’ai choisi Audencia. Ça a donné lieu à quelques conversations intéressantes avec mes parents qui, s’ils ne comprenaient pas tellement l’idée de retourner faire des études, payantes qui plus est, au lieu de saisir une opportunité bien payée, m’ont toujours soutenu.
C’était le choix de l’intuition sur la raison et je ne le regrette pas.
C’est comme ça que vous avez rejoint Audencia
Oui, pour le MS MDC et en particulier pour Nicolas Minvielle, que j’avais rencontré et à qui j’avais posé un milliard de questions sur la formation, l’école, la suite, ses projets, etc. J’étais fasciné par le métier et les pratiques des designers.
Après mon bac, j’avais d’ailleurs déjà en tête l’idée de faire l’École de Design de Nantes, donc je gravitais déjà autour de ce milieu-là : les petites graines dont je parlais tout à l’heure étaient plantées mais je n’ai pas voulu les arroser trop tôt, sans doute par peur du manque de débouchés mais aussi peut-être parce que j’étais trop jeune. À 18 ans, peut-être n’a-t-on pas encore été assez exposé aux réalités de la vie pour faire des choix définitifs, alors je crois que j’ai fait mes études initiales surtout par prudence, peut-être par défaut un peu aussi.
En revanche, entrer au MDC, c’était un choix très réfléchi, très pesé, et le fait de financer moi-même la formation, au lieu de bien gagner ma vie ailleurs, donnait une dimension supplémentaire au projet : je me suis dit qu’il fallait que j’exploite pleinement l’expérience.
En regardant dans le rétroviseur, je pense qu’il est très difficile aujourd’hui de faire ce type de formation sans avoir un peu vécu. C’est pour ça que dans ce que j’enseigne à Berkeley aujourd’hui, je fais intervenir des entreprises dans mes cours dès le début, pour que les étudiants se confrontent tout de suite à la réalité des systèmes et des organisations. Je crois aussi que ma mission, en tant que professeur, c’est d’accompagner les étudiants sur ce chemin de l’apprentissage continu : leur apprendre à apprendre, c’est-à-dire leur donner les outils pour challenger le statu quo et penser par eux-mêmes.

Quel souvenir gardez-vous d’Audencia ?
Un souvenir forcément marqué par mon parcours atypique, assez différent de celui du reste de la promo. Même si je n’avais pas trente ans, j’avais connu l’entrepreneuriat, l’entreprise, la vraie vie du dehors que les étudiants en formation initiale ne voyaient encore qu’à travers quelques semaines de stage.
Je trouve d’ailleurs dommage que le système éducatif français ne valorise pas plus les formations comme le MDC et les Mastères Spécialisés en général. Ces formations sont des mines d’or qui peuvent être un levier de transformation énorme. Il faudrait réussir à créer beaucoup plus de passerelles entre le monde éducatif et le milieu professionnel, pour permettre à plus de personnes de revenir étudier à 25, 35 ou 45 ans.
Mais en arrivant à Audencia, j’ai très vite compris que les entrepreneurs et les designers sont de la même race : ils pensent avec leurs tripes, avec leurs émotions. C’est un peu à ça qu’on les reconnait : il y a une forme d’hystérie collective plutôt intéressante au MDC car c’est créatif, ça fait bouger. Et des gens très hybrides, capables de jongler entre les sujets et les disciplines. J’aime cette idée de ne pas être enfermé.
Ne pas être enfermé, c’est ça votre secret de carrière ?
Peut-être, oui ! Je crois que j’ai toujours regretté les choix par défaut, bien plus que les risques que j’ai pris et qui n’ont pas été payants.
Alors, aujourd’hui, je conçois les choses autrement : j’accepte les événements que la vie envoie, je les observe, je cherche à comprendre les systèmes dans lesquels on évolue et j’essaie de rester proactif pour aligner ces systèmes avec mes envies – ou l’inverse.
Une anecdote qui illustre ça ? En quatre ans à San Francisco, nous n’avons jamais acheté de voiture ce qui est très atypique par ici. Pourtant, nos copains, notre entourage nous a proposé de nous prêter leur voiture, van, voire maison, un nombre incalculable de fois. Simplement parce qu’on n’a rien précipité, juste su aligner nos envies avec les besoins et capacités de notre écosystème proche au bon moment. Il nous est arrivé la même chose quand on a cherché une maison : au lieu de nous précipiter dans une agence, on a parlé de notre recherche très largement autour de nous. Nous sommes allés rencontrer les gens qu’on nous présenté. On est resté à l’écoute et ouverts et très vite, on a trouvé un super endroit.
C’est pareil côté pro : il faut être patient, faire vivre une force attractive autour de soi, et savoir saisir les opportunités quand elles se présentent. Et pour cela, il faut deux qualités essentielles : savoir verbaliser et conceptualiser ce que l’on fait ou veut, pour pouvoir en parler facilement autour de soi, et savoir rendre chaque fois que tu peux, sous une forme ou une autre.
Le partage, c’est la clé du monde d’aujourd’hui ?
Peut-être plus globalement, la conscience mais aussi la transformation permanente. C’est l’impulsion que je donne avec Schoolab : activer les transitions nécessaires dans une logique de mouvement continu, maîtrisé et souple, proactif et positif.
Les gens avec lesquels je suis entré à Schoolab sont tous partis. Moi, je suis resté. Pourquoi ? Parce que j’ai réussi à faire évoluer mon job et mes pratiques professionnelles, donc mon impact sur le monde qui m’entoure. J’ai régénéré le sens que je donne à mes projets tout au long de mon parcours dans l’entreprise.
C’est un peu ce que j’essaie d’enseigner à mes étudiants et aux entreprises que j’accompagne : je partage mes propres expériences pour les aider à adopter une démarche de transition positive et durable. Tout individu qui commence à changer va continuer à se transformer tout au long de son parcours, et ce changement touchera par capillarité, toutes ses sphères d’activité.
C’est une attitude, le changement, une attitude qui se nourrit d’apprentissage, d’observation et de libre-arbitre : pour prendre le pouvoir et agir sur ce que l’on veut transformer, il faut comprendre le monde, pas seulement le subir. Il faut forger les esprits critiques, ce qui passe par la confrontation des points de vue. J’essaie de mettre cela en pratique dans mes cours, en invitant des lobbyistes pro-plastique dans mon programme « Deplastify the Planet » par exemple. Car tout le monde a besoin de retrouver de la profondeur de pensée et de réinvestir son libre-arbitre.

Comment voyez-vous l’avenir ?
C’est une question difficile.
Aujourd’hui, tout va bien professionnellement. Je viens de recevoir un award de meilleur enseignant à Berkeley. Schoolab se développe très bien même si, plus qu’une logique de scale, nous privilégions une croissance lente, organique et qualitative. Nous serons une dizaine à la fin de l’année, alors que nous n’étions plus que deux pendant la période COVID, et nos programmes rencontrent un beau succès. Enfin, je viens de publier un article sur le Design Fiction dans la prestigieuse Harvard Business Review.
Mais l’avenir, ce n’est pas seulement ça. J’ai deux enfants, bientôt trois, et je veux pouvoir les regarder dans les yeux, dans dix ans ou dans vingt ans, avec fierté. Pas pour mes succès pros mais pour avoir compris les enjeux de notre époque et fait partie de la solution.
Avoir des enfants remet les choses dans une échelle temps intéressante et donne de la profondeur à mon action quotidienne. Pour moi, définir la vision d’une entreprise, c’est m’assurer que les activités auxquelles je dédie la plupart de mon temps contribuent à créer un impact positif sur le monde que nous habiterons demain.
Je dis souvent : « You can’t go wrong with sustainability. » En fait, on peut se tromper dans la méthode mais pas dans l’engagement. Je m’intéresse beaucoup à l’agriculture régénérative : nous participons à l’entretien du « community garden » dans lequel se trouve une ruche. Je trouve ça passionnant. Quand tu observes les abeilles, tu comprends autant la manière dont se produit le miel que le concept des inégalités sociales. Tu réfléchis à l’alimentation saine ou la justice climatique.
Quand je regarde en arrière, je n’ai pas donc pas de regrets : je me suis trompé, j’ai fait des choix par défaut, mais j’ai appris. J’ai compris que la liberté de choix était la condition de l’avenir, la clé de la véritable réussite, celle qui te laisse penser que tu es au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes personnes, et le bon impact.