Marie Comacle

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Marie Comacle
GE 2017
Aix-en-Provence

CEO Puissante

« Il y a énormément de femmes qui ont une honte très prégnante à l’idée de se masturber. Comme si c’était quelque chose d’un peu illégal… Il s’agit d’un sujet très spécifique autour duquel se jouent beaucoup de choses », affirme Marie Comacle de sa voix très douce et posée dont elle ne se départira jamais tout au long de l’entretien.

Diplômée Icam-Audencia en 2017, Marie est allée au bout de son rêve en fondant Puissante, une entreprise de vibromasseurs qui ambitionne de révolutionner un marché plombé par l’assimilation à la pornographie. Mais au-delà de l’objet lui-même, c’est toute la place de la sexualité féminine que Puissante entend chambouler et sortir d’un angle mort dans lequel la société l’a coincée depuis… des millénaires.

À 30 ans, la cheffe d’entreprise, à laquelle s’est associé son conjoint dans cette aventure entrepreneuriale atypique, peut déjà mesurer le chemin parcouru. Puissante connaît une croissance soutenue renforcée par une notoriété désormais bien installée. Mais plus encore, l’entreprise participe incontestablement à l’évolution des mentalités constatée depuis plusieurs années au point de faire vaciller de très vieux tabous.

Marie, vous êtes née et avez grandi à Vannes, en Bretagne. Si vous ne deviez retenir qu’une chose de votre enfance susceptible d’expliquer qui vous êtes aujourd’hui, quelle serait-elle ?

Mes parents étaient à leur compte, professionnellement très indépendants. Ils avaient monté une franchise d’agences de voyage. J’ai donc grandi avec des parents entrepreneurs. Ils travaillaient beaucoup, mais étaient en fait assez libres de s’organiser comme ils le souhaitaient. Ils pouvaient nous emmener à la plage le mercredi ou le jeudi, ou rester avec nous à la maison si on était malade mon frère ou moi. Ils se rendaient présents pour nous. Sans m’en rendre compte sur le moment, je pense que cela m’a beaucoup marqué et déterminé très tôt mon attirance pour l’indépendance. Tout comme mon frère d’ailleurs, qui est musicien, également indépendant.

Quelle enfant étiez-vous ?

Bonne question ! À vrai dire, je ne saurais pas vraiment le dire. J’étais assez réservée, surtout au collège et au lycée. Mais pas triste pour autant. Je ne me rappelle pas avoir eu une passion particulière dans mon enfance. Mais je le vivais très bien ! Cela contraste d’ailleurs avec Puissante, pour laquelle je m’étonne de l’énergie que je peux y mettre. C’est lié au fait que c’est une entreprise avec une réelle mission. Cela m’anime tous les jours. Je trouve ça merveilleux. On reçoit tous les jours des messages de femmes qui se découvrent grâce à Puissante. Là, oui, je peux parler de passion. Mais je parlerai plutôt d’énergie et d’engagement.

Pour en revenir à mon enfance et à mes études, j’étais assez douée dans les matières scientifiques, mais sans que cela ne m’indique la voie à suivre. Mon bac S en poche, je suis partie en Angleterre comme fille au pair pendant six mois. Je suis rentrée à Vannes, j’ai travaillé un peu chez mes parents… Et un jour, je suis passé devant l’ICAM à Vannes. Je ne savais pas vraiment ce qu’on y faisait, mais l’idée de faire une école d’ingénieur ne me déplaisait pas.

Vous intégrez l’ICAM de Nantes. Cela vous donne-t-il des pistes pour votre orientation professionnelle ?

Non, mais cela me donne cinq ans pour y réfléchir. Je n’ai alors que 18 ans. L’école me plaît, on y apprend des choses variées et intéressantes. Cependant, je m’aperçois que je ne souhaitais pas être uniquement ingénieur.

J’ai donc souhaité intégrer Audencia. Les deux écoles avaient déjà un partenariat qui permettait à certains de leurs étudiants d’acquérir un double diplôme d’Ingénieur-Manager. Car, à dire vrai, j’ai depuis longtemps en tête l’idée de lancer une entreprise de vibromasseurs. À Audencia, où je suivais la majeure Business Development, j’avais hésité à demander à faire mon stage dans le cadre de la création de cette entreprise. Mais même si Audencia est une école très ouverte, je n’étais pas sûre que ça passe ! De plus, je n’avais sans doute pas encore le courage suffisant pour me lancer. Je me suis sans doute un peu auto-censurée. Du coup, je me suis orientée vers le conseil pour mon stage de fin d’études. J’ai travaillé six mois chez Silamir, un cabinet parisien. J’ai eu plusieurs missions intéressantes. Mais je n’ai jamais abandonné l’envie de monter cette entreprise, une idée qui a mûri lentement depuis l’âge de mes 18 ans et qui s’est sans doute concrétisée dans ma tête lorsque j’étais à l’ICAM. Je me rappelle d’ailleurs en avoir parlé à l’un de mes professeurs, dont j’étais assez proche, et qui m’a conseillé de trouver un stage dans ce domaine.

Comment aborde-t-on cette question avec un professeur ? Certes, vous n’avez pas de tabous dans ce domaine, mais vous n’êtes pas sûre de la façon dont la personne va réagir…

En fait, je suis très posée, discrète de nature. Et de fait, la manière dont j’amène le sujet est très naturelle. En face, les personnes peuvent être un peu gênées, mais en fait, elles ne le sont pas vraiment. Je pense que ça tient beaucoup à la façon dont j’amène le sujet, très naturellement et très calmement.

Que s’est-il passé, à l’âge de 18 ans, pour que naisse en vous l’envie de travailler dans le domaine des vibromasseurs ?

C’est l’âge auquel j’ai utilisé un vibromasseur pour la première fois. Ça m’a vraiment marqué. J’ai découvert un plaisir qui m’était complètement inconnu. Et vous imaginez bien que cela va expliquer pas mal de choses pour la suite ! Je m’en souviendrai toujours, j’étais dans la chambre de mes parents. Je me suis dit : « Mais il faut que tout le monde connaisse ça ! ». Dans le même temps, je me disais que tout était mal amené, mal packagé, que l’objet lui-même était très laid. Je me disais qu’il faudrait juste en faire quelque chose d’assez joli, de l’amener différemment, et que ça pourrait extrêmement bien marcher. J’ai pensé au succès du Slip français. Je me suis dit qu’il faudrait faire la même chose. Repenser tout le marketing, certes, mais aller finalement bien au-delà. Il s’agit d’un sujet très spécifique autour duquel se jouent beaucoup de choses. Je me suis rendu compte qu’il y a énormément de femmes qui ont une honte très prégnante à l’idée de se masturber. Comme si c’était quelque chose d’un peu illégal. Du coup, au-delà de l’objet lui-même, j’ai eu envie de reprendre toute la communication autour, d’expliquer que c’est normal, qu’on en a le droit, qu’il n’y a rien de honteux. Et il y a encore énormément de travail à faire. Dans ma démarche d’entrepreneuse, j’ai beaucoup de chance car personne ne veut le faire, alors que moi, ça m’est égal de dire sur un plateau télé que je me masturbe. C’est quelque chose de tout à fait naturel. Je sais que tout le monde le fait, je ne vois pas pourquoi je ne le dirais pas. C’est la mission de Puissante : lever les tabous sur la masturbation et la sexualité féminine.

Revenons à la fin de vos études…

Après mon stage en cabinet de conseil, je reviens à Vannes, sans savoir par quoi je vais poursuivre. Je trouve un travail chez Job teaser, un cabinet de recrutement en ligne, à Paris, mais je n’y reste pas longtemps, car cela ne me convient pas. En free-lance, je me lance un peu dans le conseil sur Internet. J’aide les entreprises à faire de la pub sur Facebook. Ce faisant, je commence à me familiariser avec la communication digitale, ce qui va me servir énormément lorsque je lancerai Puissante. Mais cela n’a pas duré très longtemps non plus. J’étais à nouveau à Vannes chez mes parents, j’étais au RSA, j’avais toutes ces petites expériences sur mon CV, mais aucune ne m’avait vraiment plu… Bref, j’étais un peu déprimée ! Je me disais que j’avais fait six ans d’études pour ne toujours pas connaître ma voie… C’était assez terrible, cette sensation de cul-de-sac. Bien sûr, je pensais à monter Puissante. Mais quand j’en parlais autour de moi, beaucoup de gens me disaient de me lancer, mais au fond n’y croyaient pas du tout. Ce n’est pas fait pour donner confiance… Mais je crois finalement que j’ai une vraie propension à faire de ma vie ce que je veux qu’elle soit. Alors j’ai fini par me dire : « Franchement Marie, si tu ne le fais pas maintenant, tu vas trop le regretter. Et si ça ne marche pas, ça ne changera pas grand-chose à ta situation actuelle ! » Et je m’y suis mise.

Comment lance-t-on une entreprise comme Puissante, dans un secteur difficile car marqué par un surpoids d’a priori et de tabous ?

J’ai commencé en octobre 2019 en dessinant mes premiers vibromasseurs. Ma volonté de ne produire qu’en France a rapidement été contrecarrée par la Covid-19, qui a freiné mes échanges avec des entreprises françaises de plastique. Après pas mal de péripéties, j’ai finalement trouvé un fournisseur en Chine. Entre temps, j’ai rencontré mon conjoint, qui s’est rapidement impliqué et est devenu mon associé. Il se trouve qu’il voulait monter une entreprise et que l’idée de Puissante lui a plu. Essayer de révolutionner un marché à la fois existant et obsolète, en tout cas assez ringard, l’a vraiment motivé. Lui aussi a mis ses économies dans le projet. Ses copains lui disaient qu’il était cinglé, qu’il ne me connaissait que depuis six mois et qu’il se lançait avec moi dans une boîte de sextoys… Bref, que ça n’allait jamais marcher ! La prise de risque a payé, puisqu’aujourd’hui Puissante est en forte croissance. Nous sommes 10 salariés. Les bureaux sont à Aix-en-Provence.

Pour en revenir aux débuts de l’entreprise, alors que les premiers échanges de prototypes démarrent avec la Chine, nous commençons à chercher des financements, notamment auprès des banques. Mais je me suis parfois retrouvée devant six personnes de 60 ans qui, franchement, je pense, n’avaient jamais entendu parler de vibromasseur… De plus, c’est un milieu qui est encore considéré comme de la pornographie, donc tout est compliqué. Nous avons donc décidé de lancer une campagne de financement participatif sur la plate-forme Ulule, qui a très bien fonctionné. D’abord parce que la plate-forme n’a pas fait barrage à notre idée, alors qu’on y parlait vibromasseur pour la première fois et que nous ignorions si le public serait le bon, et ensuite parce qu’elle a rapporté 190 000 € en un mois ! Ce n’est qu’après, au regard du succès de la campagne, qu’une banque s’est montrée intéressée. Mais il a fallu que nous tombions sur une banquière de 45 ans qui a compris notre démarche. Il a quand même fallu un petit marathon pour parvenir à rencontrer cette personne qui nous a fait confiance. Ce qui montre d’ailleurs que ce n’est pas forcément la banque elle-même qui pose problème. Il faut surtout tomber sur la bonne personne.

Comment vos parents ont-ils réagi quand vous leur avez dit que vous alliez monter une entreprise autour du vibromasseur et du plaisir féminin ?

Cela s’est passé en deux temps. D’abord, j’avais souhaité faire un stage dans ce domaine et je leur en avais déjà fait part. Ils m’ont mis en contact avec une de leurs connaissances, qui avait monté une boîte là-dedans mais qui n’avait pas réussi. Cette personne m’avait dissuadée de me lancer. Je pense que mes parents s’étaient alors dit : « C’est bon, on a réussi à la raisonner ! » Et plus tard, quand je leur ai dit que cette fois-ci, je me lançais, ma mère m’a soutenue car elle est persuadée que c’est un projet d’importance capitale. Quant à mon père, il a d’abord gentiment blagué sur mes six ans d’études pour au final vendre des vibromasseurs, puis il a suivi avec anxiété la campagne d’Ulule pour finir par constater qu’il y avait vraiment un public. Ça l’a beaucoup rassuré. Maintenant, à chaque fois qu’il entend parler sur France Culture ou France Inter de féminisme ou de clitoris, il m’appelle en me disant de me brancher sur la radio ! Au final, ils ont vraiment été derrière moi pour me soutenir. Et pour finir sur ce point, je ne sais pas d’où ça vient parce que je n’ai jamais parlé de sexualité avec eux !

En termes de communication, quel genre de freins avez-vous rencontrés ?

Au début, la publicité que nous souhaitions diffuser sur Facebook n’a pas été validée par le réseau social, car considérée comme de la pornographie. C’est un gros handicap pour démarrer. Nous y parvenons aujourd’hui, mais il faut ruser. Nos publicités ne parlent pas directement de vibromasseur et renvoient sur notre site de vente de façon détournée. Mais d’autres blocages peuvent être plus insidieux, comme par exemple les grandes enseignes généralistes qui nous disent qu’elles seront bientôt prêtes à diffuser nos produits, mais qu’elles ne le sont pas encore, car quand même, ça reste des vibromasseurs, et qu’elles ont peur pour leur image… Nous faisons 70 % de notre chiffre d’affaires en ligne, et 30 % chez nos revendeurs, comme les magasins Passage du Désir, une chaîne de love stores.

Atteignez-vous les objectifs que vous vous étiez fixés ?

Oui. La première année, nous avons atteint 650 000 € de chiffre d’affaires. La seconde, 1,5 million d’euros, et cette année, nous visons les 3 millions d’euros. Notre produit phare reste le vibromasseur, nous en avons quatre modèles. Certes, nous ne sommes pas les seuls à proposer des produits entièrement repensés pour le plaisir féminin. Mais nous nous démarquons avec une marque élégante et lifestyle. Un design original, ingénieux, qui nous permet de sortir du lot et de proposer des objets plus beaux, plus décoratifs. Mais il y a encore beaucoup de barrières. C’est un marché compliqué en ce qui concerne l’administratif, le financement, la communication… Tout en sachant qu’il y a des mastodontes qui sont là depuis très longtemps et qui sont en train de se réinventer également. Mais cela ne nous fait pas peur. Nous sommes portés par notre image de marque et nos produits. La croissance de l’entreprise le confirme. En fait, après le succès de la campagne Ulule, nous nous attendions effectivement à une progression rapide du chiffre d’affaires. Et cela a été le cas. De manière générale, je trouve qu’il est plus intéressant de se fixer des objectifs assez hauts et de mettre tout en place pour essayer d’y parvenir, plutôt que de se fixer des objectifs moyens et de se la « couler douce » !

D’un point de vue personnel, avez-vous lancé Puissante au bon moment ?

J’aurais pu en effet lancer l’entreprise plus tôt. Mais je suis finalement contente d’avoir attendu un peu, parce que parler de tout ça quand on a 25 ans ou 28 ans, c’est différent. Il y a quand même pas mal de choses qui se passent pendant ces années-là et qui font que l’on n’a pas tout à fait le même regard sur la vie de la femme et sur sa sexualité. À 28 ans, mon discours était déjà assez différent de celui que j’avais à 25 ans. Plus construit, plus sérieux, plus porté sur le fait que la masturbation doit faire partie du bien-être quotidien de la femme. À 25 ans, j’avais des idées très tranchées. Mais si on reste trop énervé, c’est compliqué de lancer une entreprise. Avec Puissante, on essaye de faire passer les messages de la bonne manière. On ne victimise pas les femmes, au contraire, on leur dit qu’elles peuvent faire ce dont elles ont envie ! De même, je pense que nous parvenons à faire passer des messages aux hommes de manière très posée, très élégante, sans aucun énervement. Ce n’est en aucun cas de la concurrence, ça reste un objet en silicone, on ne va pas se mentir !

Quelles sont les réactions qui vous ont surprise sur les réseaux sociaux ou dans les médias ?

On me renvoie souvent à notre passage dans l’émission « Qui veut être mon associé ? », sur M6, où nous avons déclenché des rires très puérils de la part des jurés et de l’animateur. Mais celui-ci a par la suite exprimé des regrets face à l’avalanche de réactions négatives qu’ont suscité ces rires un peu moqueurs. Je pense que cela a fait bouger les lignes et que cela ne pourrait plus arriver, en tout cas de moins en moins. D’ailleurs, la dernière fois que je suis allée parler de Puissante à la télévision, sur le plateau de l’émission Bel et Bien sur France 2, les gens étaient ravis de m’accueillir et personne n’a ricané. Je pense que les gens comprennent peu à peu que nous parlons d’un vrai sujet. Avec le temps et tout le travail qui est fait par les communautés sur les réseaux, dont la nôtre – 67 000 followers sur Instagram –, je pense que cela n’arrivera plus. Des personnalités comme Angèle parlent de nous sur leur fil Instagram par exemple. Certes, il y a encore un peu de travail ! Mais il y a une évolution. Quand j’avais 18 ans, c’était vraiment interdit d’en parler. Aujourd’hui, notamment grâce à Instagram, il y a une libération de la parole sur ce sujet. Sans compter les mouvements #Metoo, #balancebtonporc, etc. Ils ont permis d’en parler beaucoup plus, et aux femmes de se poser la question de l’anormalité de certaines situations. L’une des conséquences est l’acceptation de plus en plus forte de la normalité de la masturbation.

Comment voyez-vous Puissante dans cinq ans ?

J’aimerais que l’entreprise soit beaucoup plus grosse dans cinq ans et que nous parvenions à faire évoluer les mentalités encore plus. Je souhaite que nous devenions une marque lifestyle reconnue, que nous ayons un véritable impact positif sur la vie des femmes. Et nous allons bien sûr continuer à soutenir Les Orchidées Rouges ! C’est une association qui lutte contre l’excision, et à laquelle nous reversons 1€ par commande. Cela a évidemment énormément de sens avec notre mission. Dès le départ, nous avons en effet souhaité être une marque engagée. Marie-Claire Kakpotia, la fondatrice des Orchidées Rouges, est franco-ivoirienne, excisée à l’âge de 9 ans. Aujourd’hui, elle est très connue. Ce qu’elle fait est absolument incroyable, avec l’ONU, avec la Fondation L’Oréal… Pour la petite histoire, lorsque je l’ai contactée pour la première fois, elle s’est montrée débordante d’enthousiasme. Je l’entends encore me dire : « C’est tellement important ce que vous faites, il faut absolument se masturber, et le dire aux femmes ! »

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