Johan Bonnet
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Co-fondateur des Petits Culottés
Interview réalisée en 2022. Actuellement, Johan dirige Les Petits Culottés ainsi que sa deuxième marque Les petites Choses depuis Pornic.
Les Petits Culottés est la première marque de couches écologiques distribuées en vente directe et en circuit court en France. Sa petite sœur, « Les Petites Choses », propose une gamme de produits d’hygiène féminine biologiques engagée dans la lutte contre la précarité menstruelle. À première vue, on pourrait s’attendre à ce que l’entreprise soit dirigée par une maman entrepreneure qui se serait lancée dans le secteur du bien-être après avoir eu ses enfants… Partons à la rencontre de son co-fondateur, Johan, qui est tout le contraire. Fils d’agriculteur, un bachelor d’Audencia en poche, il a appris les cordes du commerce de biens de consommation courante au sein de grands groupes internationaux. Quand il a soufflé ses 31 bougies, mu par une vieille envie de lancer sa propre entreprise et par de solides principes éthiques, il a créé Les Petits Culottés.
À ce moment-là, il n’avait pas encore d’enfant et n’aurait pas su différencier l’avant de l’arrière d’une couche ! Passant outre toutes les règles d’or de l’entrepreneuriat, Johan a lancé son entreprise avec son ami proche et ancien camarade de promo à Audencia, Matthieu Batteur.
Ce duo de jeunes barbus est devenu le « Ben and Jerry » du marché français de la couche écolo. Ce n’est pas la réussite économique que Johan mentionne en premier quand on lui demande ce qui le rend le plus fier, mais la satisfaction de voir ses employés arriver au travail le sourire aux lèvres chaque matin. Il est possible que le règlement interne interdisant les chaussures et encourageant les chaussettes à motifs y soit pour quelque chose… Et d’ajouter en plaisantant : « Ça nous met tous sur un pied d’égalité ».
Nous découvrons un entrepreneur au grand cœur et des rêves ambitieux plein la tête, qui garde néanmoins les pieds sur terre. À 34 ans, Johan affiche une sagesse remarquable et un calme olympien. Il nous parle de sa recette personnelle pour réussir, basée sur des normes morales exigeantes, le respect, l’auto-préservation et le vœu de ne jamais se prendre trop au sérieux.
Y a-t-il quelque chose dans vos antécédents pouvant expliquer les choix qui vous ont amené là où vous êtes aujourd’hui ?
Je suis originaire de la Vendée, une région rurale de l’ouest de la France. Mon père était agriculteur et ma mère travaillait le cuir. À première vue, on pourrait penser que j’ai emprunté une voie diamétralement opposée à celle de mes parents. Je peux cependant pointer du doigt avec précision les valeurs que je tiens d’eux. Mon père m’a appris l’importance du travail et du bon sens, deux éléments indispensables pour survivre quand on est agriculteur. Je viens d’une famille où il était important d’être humble et conscient de la valeur des choses.
Je suppose que ma fibre écologique est liée au fait d’avoir grandi à la campagne. Cependant, avant de vivre à Paris, je ne réalisais pas à quel point je ressens le manque d’un environnement proche de la nature, où la vie est plus simple.
Pour ce qui est de mon point de vue libéral sur l’égalité des genres, mes parents étaient de bons modèles et leur approche était plutôt moderne. J’ai la chance d’avoir une famille qui m’a soutenu dans mes choix de vie.
Quel genre d’enfant étiez-vous ?
Ça dépend à qui vous posez la question ! Mes amis vous diront que j’étais sociable et que j’aimais m’amuser. Mes parents diront que j’étais turbulent et qu’il fallait me cadrer. Quant à mes enseignants, ils se souviendraient d’un élève concentré et actif en classe.
Pourquoi n’avez-vous pas choisi l’agriculture ?
La vie à la ferme et sa relation symbiotique avec la nature m’attiraient, alors j’ai envisagé cette possibilité, mais les perspectives financières étaient trop précaires. J’aimais l’école, mais j’avais besoin de trouver un but et des applications pratiques pour rester motivé. Un jour quand j’étais au lycée, je suis allé à la bibliothèque pour parcourir des présentations de métiers. J’ai découvert le rôle de l’acheteur et j’ai aimé le fait que ce soit transversal et tourné vers l’extérieur. Je me suis dit que ça correspondrait à ma personnalité, car ça exige de la résilience, ainsi qu’une nature curieuse pour mettre en place une veille concurrentielle judicieuse.
Que retirez-vous de votre expérience à Audencia ?
Ce qui m’est arrivé de mieux à Audencia, c’est d’avoir rencontré Matthieu Batteur. Nous nous sommes rencontrés au cours de notre première année, en 2005. Nous avons accroché immédiatement, nous avons fait quelques soirées mémorables ensemble et nous sommes devenus des amis proches. Nos chemins se sont également croisés dans le cadre professionnel après nos études et le reste, vous le connaissez !
En dehors de la formation académique et pratique de grande qualité, j’en retiens également les innombrables moments d’amitié intense. C’est vraiment pendant ces années que j’ai vécu les moments les plus forts et les plus mémorables de mon existence.
Pourquoi avez-vous décidé de commencer votre carrière au sein des plus grandes multinationales ?
En matière d’achat, ces groupes semblaient avoir la stratégie la plus aboutie. Je suis entré chez L’Oréal comme acheteur, puis chez LVMH et enfin chez Kraft-Mondelez. Chez ce dernier, j’ai découvert le meilleur de la culture d’entreprise des Etats Unis ou américaine : quand on prouve qu’on est motivé et compétent, on est promu rapidement.

Qu’est-ce qui vous a motivé à sauter le pas et à créer votre propre entreprise ?
Après six ans chez Mondelez, j’ai senti que j’avais fait le tour des principaux aspects de mon travail. Mon poste n’était plus assez stimulant et je savais que d’autres pouvaient remplir la mission aussi bien que moi. Je me sentais trop jeune pour voir ma motivation et mon plaisir s’étioler et à ce stade, plusieurs de mes amis s’étaient lancés dans l’entrepreneuriat. Cette orientation professionnelle me fascinait et je brûlais d’envie de me lancer à mon tour, mais fâcheusement, il me manquait un concept.
Par chance, une série d’événements ont joué en ma faveur. Chez Mondelez, j’ai pu profiter d’un départ volontaire. Ensuite, mon ami Matthieu Batteur, qui travaillait pour Gilbert – un laboratoire pharmaceutique de premier plan spécialisé dans les produits pour la santé du bébé – m’a demandé de le conseiller en qualité de consultant achat. La décision de monter mon cabinet de conseil fut relativement simple, car je n’avais pas besoin d’investir beaucoup, le risque était faible et à 30 ans, je savais que je pouvais rebondir si j’échouais. Mon plan avait toujours été d’utiliser cette activité comme tremplin pour générer un revenu que je pourrais investir afin de créer ma propre marque.
Peu après, Matthieu m’a proposé de monter ensemble un projet entrepreneurial. L’avantage, c’est qu’il avait réfléchi à un concept de couches qui tenait bien la route, mais que son laboratoire ne souhaitait pas développer. Matthieu m’a appelé le jour du réveillon de Noël 2017 et deux ans plus tard, nous lancions Les Petits Culottés.
Diriez-vous que vous avez créé votre entreprise comme un pied de nez aux grands groupes pour lesquels vous aviez travaillé précédemment ?
J’ai bien conscience que nous n’aurions pas pu lancer notre activité avec le même résultat sans l’expérience acquise dans ces méga-entreprises, alors je n’irai pas cracher dans la soupe. Cela étant, je suis convaincu que la qualité de leurs produits doit être améliorée. Depuis longtemps, les couches sont fabriquées à partir de produits pétrochimiques parce que ces matériaux sont stables et peu onéreux. Mais les études scientifiques sont sans équivoque ; elles ont aussi un impact négatif sur la santé des consommateurs. Le modèle économique tout entier, basé sur la guerre des prix, les marges importantes pour la grande distribution, les gros volumes et les matériaux à bas prix, doit évoluer rapidement et à courte échéance. Pour ces gros mastodontes, il est difficile d’amorcer ce tournant tout en maintenant les performances financières.
En un sens, c’était plus facile pour nous, car nous avons eu ces questions à l’esprit dès le premier jour. Nos principes RSE et notre modèle financier ne sont pas contradictoires, et nous n’avons pas d’actionnaires à affronter. Par chance, de plus en plus de consommateurs comprennent que leur carte de crédit peut servir de bulletin de vote. À condition d’avoir accès à l’information et à d’autres produits similaires, le pouvoir est entre leurs mains.
Comment avez-vous imaginé le concept des Petits Culottés ?
Quand nous avons commencé à étudier le marché, nous avons été extrêmement surpris de découvrir le manque de réglementation du secteur de l’hygiène du nourrisson. Et nous n’étions pas encore parents ! C’est insensé, quand on pense que ces produits entrent en contact direct avec la peau délicate des bébés. La composition des produits est opaque et les études ont montré que les produits des grands fabricants contiennent des perturbateurs endocriniens.
Nous avons également appris que moins de cinq pour cent des couches achetées en France étaient fabriquées ici. Notre vision dès le départ fut de produire en France avec des matériaux sains, naturels et bien sûr, hautement absorbants. Nous nous sommes également efforcés de rendre nos produits accessibles financièrement, ce qui fut l’objectif le plus épineux à atteindre. Pour réduire nos coûts, nous avons fait le choix d’éliminer tous les intermédiaires et de vendre du fabricant directement aux consommateurs. C’est là que mon bon sens rural s’est avéré utile !
Nous avons terminé l’année 2021 avec 30 000 abonnés, 15 millions de chiffre d’affaires, une douzaine d’employés permanents, quelque 60 millions de couches sorties des usines de production, et surtout, une entreprise viable.
Pourquoi avez-vous décidé de vous diversifier dans les produits d’hygiène féminine ?
De nombreuses mères qui étaient adeptes de nos couches nous ont demandé si nous proposions une gamme de produits d’hygiène féminine avec des qualités similaires. Ce secteur est tout aussi peu réglementé, alors nous avons imaginé « Les Petites Choses », une gamme en coton 100 % biologique. Nos produits sont disponibles gratuitement dans 2 000 distributeurs dans nos écoles et universités partenaires, et ils sont également proposés dans plus de 3 000 pharmacies en France. Nous sommes très fiers d’être engagés dans la lutte contre la précarité menstruelle chez les étudiants.
Vous mettez-vous en concurrence avec Jho, la marque de produits d’hygiène féminine biologiques fondée par Coline Mazeyrat, diplômée d’Audencia elle aussi ?
Notre stratégie en matière de prix et de distribution est différente de celle de Jho. Cependant, il y a suffisamment de place sur le marché pour des acteurs comme nous et je considère que nos principaux concurrents sont les leaders établis de longue date. En définitive, il faut que le secteur respectueux de l’environnement prenne l’ascendant et la croissance de notre entreprise aux côtés de Jho est un bon signe !

En vous lançant dans les affaires avec votre meilleur ami, vous contredisez la doctrine selon laquelle il ne faut pas mélanger plaisir et activités professionnelles. Comment faites-vous pour que votre partenariat fonctionne ?
Personnellement, je trouverais bien plus risqué de m’associer avec quelqu’un que je viens juste de rencontrer, plutôt qu’avec un ami que je connais depuis 15 ans. L’entrepreneuriat est intense et souvent stressant : il est important d’avoir quelqu’un avec qui partager la responsabilité des décisions. Notre force, c’est que nos compétences et nos centres d’intérêt sont complémentaires. La façon dont nous nous répartissons la charge de travail s’est faite naturellement. Matthieu a la fibre du vendeur, il excelle dans tout ce qui touche au commerce et au marketing. J’ai un esprit analytique, ce qui m’a amené à m’occuper de la fabrication, de la logistique et des questions juridiques.
Quand nous avons lancé Les Petits Culottés, nous n’avions pas de produit à présenter et le projet se résumait à quelques diapositives ; nous demandions à nos partenaires potentiels de prendre un risque considérable. Je pense que la complémentarité de notre duo et notre détermination affichée ont été essentielles pour gagner leur confiance.
Pour autant, nous ne sommes pas d’accord sur tout… ce qui est sain ! Notre partenariat est solide, mais comme dans toutes les relations, il faut en prendre soin. Nous nous réservons deux semaines par an pour partir nous ressourcer à la campagne, dresser le bilan de ce que nous avons accompli, vérifier que l’autre adhère aux décisions à venir et maintenir une trajectoire cohérente vers notre rêve commun.
Quelle est la réalisation professionnelle dont vous êtes le plus fier ?
Je pense avoir réussi à trouver un bon équilibre entre travail et vie privée, ce qui n’était pas gagné parce que la création de notre entreprise a coïncidé avec la naissance de mon enfant. Pour que l’entreprise perdure, je sais que je dois me préserver. Il est également essentiel d’avoir un réseau soudé de personnes prêtes à me soutenir : je sais que je peux compter sur mes amis et ma famille dans les moments difficiles.
Je suis également fier du fait que tous les matins quand j’arrive au bureau, les gens m’accueillent avec le sourire. Notre impact économique est gratifiant. Nous n’avons pas uniquement généré des emplois, nous avons contribué à réindustrialiser la Bretagne et les Vosges, où nos deux centres de production sont implantés. Pour une partie de nos produits, nous avons même établi un partenariat avec un centre de formation professionnelle qui emploie vingt personnes en situation de handicap.
Je pourrais également parler de nos 1 600 avis 5 étoiles sur Google. Il est très stimulant de savoir que tant de parents adhèrent aux valeurs de notre marque et que nos produits les aident à passer des nuits plus sereines. Je suis toujours ébahi de voir autant de clients prendre le temps de rédiger des messages d’appréciation. Une mère qui venait de résilier son abonnement parce que son enfant était propre a tenu à prendre la plume pour nous expliquer son geste. Elle a ajouté qu’elle était tellement fan de notre marque qu’elle avait presque songé à avoir un autre enfant ! La semaine dernière, une autre a écrit « Les Petits Culottés est la meilleure chose qui vient des Vosges, à part le munster, notre célébrité mondiale ». C’est le compliment ultime !
Mettons les pieds dans le plat : vous avez investi un secteur où l’on s’attendrait à trouver des femmes. Que diriez-vous à celles et ceux qui pensent que vous n’êtes pas légitimes pour comprendre les préoccupations des femmes ?
Eh bien pour tout dire, le fait d’être un homme dans ce domaine a tendance à faire naître un sourire sur les visages et c’est un plus qui nous a aidés à être remarqués. Nous nous sommes toujours positionnés comme les concurrents facétieux qui veulent faire bouger les lignes. La bonne nouvelle, c’est que c’est déjà le cas : il suffit de voir la durée des congés de paternité qui s’allonge dans plusieurs pays. Les pères ont des avis et de nouvelles idées à apporter. Et les mères aiment quand les pères s’en mêlent, notamment quand ils s’intéressent aux produits d’hygiène féminine. L’objectif est de progresser ensemble en minimisant notre impact environnemental, en relocalisant et en comblant le fossé entre les genres. Pour cela, nous avons besoin de la participation de tous les genres.
Après avoir parlé de tampons et de selles de nourrissons toute la semaine, compensez-vous en allant soulever de la fonte, en réparant des voitures et en allant à la chasse le week-end ?
Non, il n’y a pas de poussée de testostérone le vendredi soir ! C’est plutôt le contraire : mon incursion dans le secteur a éveillé mon instinct paternel et m’a encouragé à avoir des enfants. Ça m’a également motivé à apprendre davantage au contact des femmes. Matthieu et moi-même sommes très à l’aise avec notre activité.
Quel conseil donneriez-vous aux étudiants et aux diplômés d’Audencia qui songent à créer leur propre entreprise à mission ?
Ne pensez pas que l’entrepreneuriat est la seule voie vers la réussite. On peut tout à fait s’épanouir en étant salarié. Ne planifiez pas à outrance et acquérez une seule expérience à la fois. Si vous décidez de créer votre propre entreprise, ne sous-estimez pas l’importance d’un modèle économique viable. Ressortez les prises de notes de vos études à Audencia.
Il est très satisfaisant de travailler par passion ou pour une cause spécifique, pas uniquement pour le profit, et votre enthousiasme vous aidera à convaincre et à motiver votre entourage. Veillez néanmoins à ne pas vous perdre. À mes yeux, il ne peut pas y avoir de satisfaction à réussir uniquement sur le plan professionnel. Mon plus grand cauchemar serait de réaliser dans vingt ans que je suis passé à côté de l’enfance de ma fille. Alors, soyez sans concession pour gérer votre temps, ce qui peut être compliqué au début. D’autant plus quand vous travaillez chez vous, parce que les frontières sont floues. Trouvez des créneaux pour caler des séances de sport dans votre emploi du temps, continuez de lire et restez curieux.
Si votre carrière se déroule exactement comme vous le souhaitez, où aimeriez-vous être dans dix ans ?
J’ai bénéficié d’un mentorat et dans quelques années, j’aimerais donner en retour et parler de mon expérience autour de moi*. J’espère que Les Petits Culottés se renforceront et même, qu’ils grandiront : ce serait le signe très positif que le modèle économique global a évolué. J’aimerais que l’entreprise véhicule les mêmes valeurs et que ce soit un environnement où les salariés aient encore le sourire. Avec un peu de chance, mes parents auront arrêté de me demander quand je serais enfin employé avec un salaire fixe !
*Depuis cette entrevue, Johan est devenu parrain de la promo 2024 du programme Bachelor in Management à Audencia.