Jesus Abia Arias

Reading Time: 10 minutes

Jesus Abia Arias
MSc EIBM 2009
Paris

General Manager Europe – Prada, Valentino, Mugler, V&R – L’Oreal

De product manager Espagne pour Biotherm à Directeur Général Europe de Prada, Mugler et Valentino, Jesus Abia Arias, 39 ans, s’est métamorphosé sans jamais se perdre pour faire de ses quinze ans d’une carrière exemplaire au sein du groupe L’Oréal la source d’une vision profondément humaniste du management, de la performance et de la vie.

Ses escales à Miami, comme Travel Retail Area Manager, puis à Hong-Kong comme Marketing Director, ont aiguisé son goût des autres et son talent à paver, marche après marche, son propre chemin vers l’épanouissement et la réussite.

Comment votre enfance dans une petite ville espagnole a-t-elle façonné vos choix de vie ?

Je suis née à Valladolid, une belle ville historique d’Espagne ; une ville où ma famille vit aujourd’hui et où j’ai la majorité de mes meilleurs amis. Les valeurs de ma famille ont marqué mon éducation et forgé en partie l’homme que je suis devenu, ma vision de la famille, du respect et de l’engagement par exemple.

L’autre pilier de ma jeunesse, c’est le sport. J’ai toujours été passionné de sport, le football ou le basket en particulier. Et j’aime encore le sport aujourd’hui. L’activité physique est dans toutes mes routines, même quand j’ai peu de temps. Mais ma pratique est désormais plus personnelle : course à pied, vélo ou natation m’aident à me maintenir en forme et à réguler mon niveau d’énergie.

En revanche, je n’ai pas été bercé par les sirènes de l’international. J’ai toujours eu envie de voyager, mais, à Valladolid, il y avait peu d’opportunités : bouger ne faisait pas encore partie de la culture des gens. Je crois bien, d’ailleurs, avoir été le premier étudiant de la ville à participer au programme Erasmus, pour un semestre en Pologne.

C’est en Pologne qu’est né ce goût de l’international ?

Ingénieur de formation, spécialisé en informatique, j’ai rapidement eu envie de me former aussi au business et au management. Alors, j’ai enchaîné avec un Bachelor à l’Université de Valladolid qui m’a permis d’aller en Pologne.

Ensuite, j’ai découvert le Master European and International Business Management proposé conjointement par Audencia, Deusto à Bilbao et Bradford au Royaume-Uni. En dix-huit mois, on séjournait un trimestre sur chaque campus avant de finir par six mois de stage n’importe où dans le monde.

Ce programme cochait toutes les cases pour moi, car j’allais pouvoir apprendre et découvrir l’Europe en même temps, m’immerger dans des cultures différentes, rencontrer des profils très variés. Cette expérience a été un tremplin pour l’aspect international de ma carrière, mais aussi parce que c’est à Audencia que j’ai rencontré L’Oréal.

Comment s’est passée cette rencontre et comment a-t-elle été le point de départ d’une carrière étincelante dans l’une des plus grandes marques mondiales ?

Avant une marque, j’ai rencontré un homme, Jaime, espagnol travaillant en France pour L’Oréal. Nous ne nous sommes jamais perdus de vue : c’est aujourd’hui un de mes meilleurs amis. Comme quoi, toutes les rencontres comptent, même celles que l’on fait sur le parking d’un campus !

Jaime était talent acquisition manager et faisait la tournée des écoles avec le « bus L’Oréal » pour sourcer de futurs collaborateurs. J’étais au début du Master, pas encore concerné par la question du stage, donc. Mais nous avons bien accroché.

L’Oréal m’a rappelé après mes séjours à Bilbao et Bradford pour me proposer un stage en Espagne. Et me voilà, quinze ans plus tard, toujours dans l’entreprise.

Maintenant que j’y pense, tout démarre à Audencia et cette rencontre avec Jaime : le reste, c’est du travail et des opportunités. J’ai failli démarrer à Paris, mais finalement, j’ai commencé comme Assistant Marketing chez Biotherm à Madrid. Trois mois plus tard, j’étais recruté comme Product Marketing Manager pour Yves-Saint-Laurent, toujours à Madrid. La marque venait juste d’être acquise par L’Oréal : c’était passionnant de suivre son voyage d’intégration dans le groupe. Mais je n’oubliais pas mon désir d’international alors j’ai posé les bases de mon réseau pour travailler ce projet en parallèle.

Vous vous êtes lancé dans une construction de carrière dès les premiers temps chez L’Oréal ?

Consciemment ou inconsciemment, je ne sais pas vraiment. Mais ce qui est sûr, c’est que très rapidement, j’ai lancé des conversations, fait part de mes envies, de mes motivations, mais aussi écouté, pris conseil et regardé autour de moi. Je me suis mis dans une dynamique proactive. Et très vite, j’ai eu la chance d’avoir un sponsor interne, un mentor même si cela n’avait rien d’officiel. Il me soutenait énormément et m’encourageait.

J’imagine que c’est ainsi que l’idée de m’envoyer à l’étranger a fait son chemin vers l’oreille des décideurs : un jour, on est venu me demander si je voulais aller à Miami et je suis tombé de ma chaise.

J’avais 26 ans, j’étais en couple, mais je n’avais pas encore d’enfants. C’était une opportunité incroyable pour quelqu’un de si jeune. Je suis très reconnaissant à L’Oréal, aujourd’hui encore, d’avoir misé sur un profil comme le mien : c’est une des très grandes forces de cette entreprise d’accorder sa confiance à l’avenir. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas hésité : je suis parti.

En quoi consistait votre première mission à Miami ?

J’étais responsable du Travel Retail Business, les activités de duty-free, pour Lancôme sur l’Amérique Latine, Brésil, Argentine, Mexique, etc., puis l’Amérique du Nord, c’est-à-dire États-Unis et Canada. Je voyageais beaucoup car la zone couverte était très étendue.

Le rôle d’ « Area Manager » est une sorte de Directeur Général de son secteur : il supervise tous les aspects du Profit & Loss. C’était donc très formateur : j’avais beaucoup d’autonomie, je prenais des décisions stratégiques et je pilotais des grandes équipes. Tout ça, à un très jeune âge. Ces deux postes, basés à Miami mais qui m’ont mené du nord du Canada au sud de la Patagonie, ont façonné celui que je suis aujourd’hui.

Avec trois aéroports principaux en termes business à Los Angeles, San Francisco et Vancouver, ma clientèle était essentiellement chinoise. C’était le début des global shoppers chinois qui devenaient notre cœur de cible : tout tournait autour du profil de ces nouveaux clients, dont je suis devenu expert en étudiant de près leurs habitudes de consommation, ce qu’ils achetaient, quand, où, leurs centres d’intérêts et la manière dont on pouvait adapter notre vision stratégique pour leur répondre.

Le transfert vers Hong Kong semble se profiler…

Même si ce n’est pas si construit, en réalité. DFS, le principal retailer opérant sur ces gros aéroports américains, est basé à Hong-Kong et je devais lui rendre visite. La veille de mon départ, mon responsable RH me dit : « A Hong-Kong, tu vas rencontrer quelqu’un, mais c’est seulement un entretien exploratoire. Rien de plus. »

Nous étions très bien à Miami : ma femme travaillait chez LVMH et nous venions d’avoir un bébé. Nous n’avions pas l’idée de déménager : je suis donc parti à Hong-Kong sans arrière-pensée. Au final, j’ai enchaîné six entretiens sur place. À mon retour, j’ai prévenu mon épouse : « Prépare-toi, car cela m’étonnerait qu’on m’ait fait passer six entretiens pour rien. »

Quelques jours plus tard, j’ai reçu une offre pour Hong-Kong : un choc et un choix difficile. Nous nous sommes questionnés, mais nous avons décidé d’accepter. Je suis devenu Directeur Marketing Asie pour un bouquet de marques du groupe L’Oréal, dont Giorgio Armani. Et là encore, j’ai vécu une expérience extraordinaire.

L’Europe, l’Amérique du Sud et du Nord puis l’Asie, des marchés et cultures très différents. Comment avez-vous abordé ça ?

Jusqu’à Hong-Kong, je ne percevais les différences qu’en surface : je m’adaptais et elles n’étaient pas centrales dans mon activité. Mais à Hong-Kong, les différences culturelles et leur impact sur notre environnement de travail étaient tels que j’ai dû réinventer mon approche managériale.

L’Asie n’est pas un ensemble homogène comme on la perçoit en Occident : chaque pays a sa culture, ses particularités et il faut en tenir compte. Nous étions vingt-trois dans l’équipe : Coréens, Japonais, Thaïlandais, Singapouriens, Chinois, et moi, l’Espagnol. Tous très différents et je devais m’adapter à chacun, tout en créant un groupe cohérent, des manières de collaborer efficaces et respectueuses : c’était passionnant !

Comment ces multiples approches culturelles du leadership ont-elles influencé le manager que vous êtes aujourd’hui ?

En réalité, il faut savoir se reprogrammer parfois intégralement d’une personne à l’autre, d’un pays à l’autre. En Occident, les gens veulent de l’autonomie, du développement personnel. Ils veulent avoir la possibilité de partager leurs idées et de donner leur opinion. Si tu partages le pouvoir avec eux, si tu les mets en responsabilité, alors ils vont délivrer le travail que tu attends et même plus encore.

En Asie, il faut être beaucoup plus structuré. Il faut mettre des priorités, des timings précis et être très clair sur ce que tu attends, pour exprimer quand tu le veux et de quelle manière tu veux que les travaux te soient présentés. C’est ainsi. Il faut s’adapter pour ne pas nager à contre-courant. On ne change pas la culture profonde d’un pays : on essaie de trouver des passerelles pour collaborer efficacement, en respectant les grandes attentes du groupe.

Et encore, je fais là des comparaisons très globales. Mais entre l’Espagne et la France, les différences sont aussi très importantes. Ici, à Paris, je suis au siège mondial du groupe, par exemple, et cela implique encore une toute nouvelle dimension en termes de leadership. Une dimension plus politique, plus d’influence. Ce n’est plus seulement une approche business ou opérationnelle, avec des résultats chiffrés, mais parfois une attitude, un comportement, un feeling qui passe ou ne passe pas avec le top management.

Comment êtes-vous arrivé au siège monde de L’Oréal ?

En faisant d’abord un crochet par l’Espagne en 2019. Sept ans après avoir quitté le pays comme Product Manager, je revenais comme Directeur Général Yves-Saint-Laurent pour la péninsule ibérique. Retour au pays, donc, et retour à mon ancienne équipe où de nombreuses personnes avec lesquelles j’avais travaillé en 2012 étaient encore là.

Nous avons eu un deuxième enfant à l’été 2019, et début 2020, ce fût le COVID et le confinement. Nous avons eu beaucoup de chance d’être en Espagne pendant cette période, entourés par notre famille et loin des mesures très strictes de confinement qu’a connu Hong-Kong pendant la pandémie.

Et voilà ! Moi qui devais démarrer ma carrière à Paris mais n’avais jamais concrétisé ce projet, j’ai finalement reçu une offre pour rejoindre le siège de L’Oréal à l’été 2022, en tant que Directeur Général Europe des marques Prada, Valentino et Mugler. Cela m’a pris une grosse dizaine d’années pour atterrir à Paris mais j’y suis. Avec la responsabilité de définir le business model des marques que j’accompagne et d’en assurer un déploiement opérationnel homogène en adéquation avec les principes de chaque marque. Prada, par exemple, est une licence, donc nous nous devons de rester très alignés avec les standards de la marque.

Vous dites encore « rentrer en Espagne » comme on rentre au pays. Quel est votre rapport à votre pays d’origine ? Vous sentez-vous plus espagnol ou citoyen du monde ?

C’est une question difficile, bien sûr. Je suis Espagnol, marié avec une Espagnole, et l’un de mes deux enfants est né en Espagne. Je reste attaché à cette culture, à ces racines, à ma ville d’origine. Mais j’ai aussi connu d’autres visions du monde dans lequel nous vivons, ce qui influence fortement mon regard sur certains sujets.

D’ailleurs, c’est parfois difficile de prendre part aux conversations familiales ou entre amis quand je retourne en Espagne, parce que j’ai conscience que chacun de nous perçoit un sujet avec un regard marqué par ses expériences de vie. Donc je me mets parfois en retrait, sans colère, mais avec un peu de distance, pour ne pas perdre le lien avec les miens.

Aujourd’hui, mes enfants vont à l’école Britannique à Paris. À la maison, nous parlons espagnol, mais ils s’expriment aussi très naturellement en anglais et en français. Et de notre côté, nous n’envisageons pas nécessairement de retourner en Espagne un jour – comme nous ne l’excluons pas non plus ! C’est peut-être ça que vous appelez être un citoyen du monde.

Cette approche pluriculturelle est une vraie chance pour vos enfants…

Pour eux et pour nous. Je crois à l’intelligence collective et à la coopération. Cela passe donc par une vraie compréhension mutuelle, une compréhension basée sur l’écoute, le respect et l’adaptation. Tout ce que j’ai appris chez L’Oréal où la diversité et l’inclusion sont plus un mode de vie qu’un programme RH. C’est aussi ce que j’essaie de transmettre à mes enfants et à mes collaborateurs. Et peut-être demain, plus largement, en devenant conférencier ou professeur, je ne sais pas.

Cette idée de la transmission est importante pour moi. J’ai très envie de partager ce que j’ai appris tout au long de mon parcours, mes hard skills mais aussi mes soft skills. Comment construire une carrière ? Comment s’adapter ? Où trouver les clés pour décrypter des tendances, comprendre les autres, etc. ? Si je pense à un prochain challenge personnel, je me dis que j’aimerais enseigner.

À Audencia ?

(Sourire) Pourquoi pas ? On ne sait jamais.

Quel serait le premier conseil carrière que vous donneriez à vos étudiants ?

J’en donnerais trois, en réalité. Le premier : bien choisir votre entreprise en vous assurant qu’il y a un bel alignement entre vos attentes et le projet de l’entreprise, sa culture business, les produits ou services qu’elle délivre, ses valeurs et la durabilité de ses engagements. Faites des choix, regardez en profondeur, au-delà de la paie et du titre : télétravail ou pas, jean baskets ou costume cravate. Il n’y a pas de mauvaises réponses mais une adéquation entre certaines personnes et certaines entreprises.

Mon deuxième conseil est de se créer très vite un réseau interne, d’identifier des sponsors et de trouver un mentor dont les conseils et parfois le bon mot seront un atout capital pour progresser.

Et le troisième conseil : patience ! Faites votre job, obtenez des résultats, produisez et soyez patients. On est parfois tentés de partir pour une augmentation de salaire qui, finalement, ne sera pas si intéressante à long terme. Regardez l’entreprise, pas seulement aujourd’hui, mais aussi demain. Quel sera votre plan de développement ? Comment serez-vous accompagné ? Quel est votre projet et la capacité de l’entreprise à le faire éclore ?

Car, même si les équipes RH sont de plus en plus performantes en identification et développement de talents, personne d’autre que vous ne pilotera votre carrière. C’est votre responsabilité et – ça ressemble à un quatrième conseil, je suis désolé – vous devez assumer cette responsabilité. Parlez. Montrez-vous. Faites savoir. Avec tact et stratégie mais ne laissez pas la vie vous porter, sinon rien n’arrivera.

Cela revient à cette idée d’avoir un sponsor, un mentor, des gens qui vous poussent et vous guident. Aujourd’hui, je suis sponsor à mon tour, cela fait partie de mon job de manager et de ce que je dois à mes équipes, il me semble.

Qui êtes-vous, Jesus, hors de chez L’Oréal ?

Quelqu’un d’assez simple. J’aime le sport, on en parlait au début de l’interview. Aujourd’hui, après plusieurs opérations au genou, je suis prudent dans ma pratique mais je fais toujours du vélo en forêt le week-end par exemple.

J’aime lire mais je ne lis pas assez. J’aime l’histoire espagnole et les livres de développement, The Servant par exemple, un essai puissant sur le leadership. Je me suis aussi beaucoup intéressé à Strengthsfinder, dont la théorie résonne avec mes convictions. Je crois en effet qu’il est plus efficace de travailler sur ses compétences que sur ses failles : on avance plus vite et avec plus de confiance en soi.

Vous avez une vision très humaniste du monde : la traduisez-vous en engagements caritatifs ?

Pas assez, je trouve ! Sans doute par manque de temps. Mais nous avons, avec ma femme, instauré une tradition : nous offrons chaque année notre cadeau d’anniversaire sous forme de don à World Central Kitchen, une ONG qui fournit des repas aux victimes de catastrophes naturelles. C’est un petit pas sans doute, mais c’est le nôtre.

Que peut-on vous souhaiter pour l’avenir ?

De voir mes enfants grandir dans cette vision humaniste. Qu’ils soient capables de toujours challenger leur point de vue, pour ne pas en faire une vérité absolue, mais une vision qu’ils doivent faire progresser en écoutant et en regardant autour d’eux. Alors, j’aurais atteint le but de ma quête.

You May Also Like

Ana Maria Olaya Vargas

Jon Harr

Cyrille Glumineau

Delphine Francois Chiavarini