Fulgence Ouedraogo
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Joueur de rugby professionnel
Fulgence Ouedraogo est le capitaine et l’infatigable plaqueur du club emblématique Montpellier Hérault Rugby, dans le sud-ouest de la France. Fidèle au club dans lequel il a commencé sa carrière professionnelle, « Fufu » est décrit comme un modèle et comme étant l’âme de Montpellier. En 2011, il a même emmené son équipe en finale du Top 14, le Championnat de France de rugby à XV… serrant les dents pour ignorer la douleur d’une main cassée. Son palmarès international est tout aussi impressionnant. Il a participé à plusieurs tournois des Six Nations (en 2008, 2009, 2010 et 2013), gagné le Championnat de France espoirs de rugby et affronté les redoutables All Blacks en finale de la Coupe du monde en 2011.
Du haut de son 1,88 m pour 99 kg, ce doux géant est très respecté en raison de son intégrité et de son courage. Quand on découvre ses débuts difficiles dans la vie, on comprend mieux les qualités spéciales qui sont les siennes. Il est né au Burkina Faso et ses parents l’ont envoyé seul en France quand il avait trois ans pour qu’il soit élevé dans une famille d’accueil. Ils espéraient que cela lui donnerait accès à une meilleure éducation. Contre toute attente, Fulgence a suivi un parcours sportif exceptionnel et il est reconnaissant de la vie épanouissante qu’il mène à présent. Néanmoins, il se bat toujours avec des questions restées sans réponse quant au bien-fondé de la décision de ses parents. L’athlète parle du rugby comme d’une école de la vie qui l’a aidé à prendre sa destinée en main et à le doter de compétences cruciales sur le terrain comme en dehors. En 2017, en anticipation de sa carrière après sa retraite sportive, Fulgence s’est inscrit à un programme Executive Education à Audencia, qu’il a brillamment suivi en parallèle de son entraînement intensif.
Fulgence nous parle de ses efforts pour faire la paix avec un passé encombrant, de sa passion pour ce sport noble et de quelques-uns de ses plaisirs favoris en tant que père qui élève ses jeunes enfants à la campagne.
Vous souvenez-vous du jour où vos parents vous ont envoyé à l’étranger ?
Mes premiers souvenirs remontent à mes quatre ou cinq ans, alors je ne me souviens pas de la séparation. Après le décès de ma sœur aînée, mes parents ont décidé de m’envoyer en France ; ils voulaient m’offrir les meilleures chances d’avoir une bonne éducation. Dans leur esprit, je reviendrais au Burkina Faso après mes études. Mais ma vie a pris un autre tournant que celui qu’ils avaient prévu. Mon père, un professeur des écoles, était en contact avec un collègue en France qui a facilité mon transfert dans une famille d’accueil.
J’ai lu que les initiales de votre mère, de votre frère et de votre sœur étaient tatouées sur votre épaule. Est-ce un signe de pardon ?
Aujourd’hui encore, j’ai tant de questions en suspens, par exemple pourquoi je suis le seul de la fratrie que mes parents ont envoyé à l’étranger. L’absence de réponses m’a troublé pendant mon enfance et j’ai eu du mal à trouver ma place et à grandir sans le réconfort de savoir où était mon berceau familial. Surtout maintenant que je suis père, et même si je sais que mes parents avaient de bonnes intentions, leur décision est dure à accepter.
J’avais peu de contacts avec mes parents, mon frère et ma sœur, qui sont tous restés au Burkina. Mais en arrivant à l’âge adulte, j’ai volontairement entamé des démarches pour découvrir mes racines. Il n’a pas été facile de renouer avec les membres de ma famille, car je ne les connais pas bien et nous n’avons jamais partagé de moments intimes. Quoi qu’il en soit, malgré tout ce qu’il s’est passé, je crois que les liens affectifs entre une mère et son fils sont indestructibles et je suis heureux que nous ayons rétabli un lien. Ma mère est morte en 2015 quand je me préparais pour la Coupe du monde et la dernière fois que je suis allé au Burkina, c’était pour ses funérailles.
Il ne fait aucun doute que si j’étais resté au Burkina, je n’aurais jamais eu la même carrière. Mais plus encore maintenant que je suis père, je comprends à quel point le fait de grandir au milieu des siens vous donne des bases solides. Bref, il ne sert à rien de s’attarder sur des scénarios de vie qui échappaient à mon contrôle. Aussi difficile que mon enfance ait pu être, ça fait de moi la personne que je suis aujourd’hui.
Parlez-nous de votre enfance et de la façon dont vous vous êtes mis au rugby.
J’ai grandi dans un village près de Montpellier, ancré dans les traditions du sud-ouest de la France. De l’Afrique, je n’ai que la couleur de peau. Je ne parle pas la langue et je n’ai jamais maîtrisé les codes culturels. Le rugby n’était pas un sport traditionnel dans ma famille d’accueil ; ils avaient prévu de m’inscrire au tennis, mais le club n’avait pas suffisamment de membres pour ouvrir, alors je me suis replié sur le rugby ! J’ai commencé à jouer à six ans dans un petit club non loin de notre village.
Je suis plutôt timide et j’ai toujours été assez réservé. Pour moi, le rugby était avant tout un moyen de m’amuser avec mes amis et de me défouler. Quand j’étais enfant, l’idée de devenir joueur de rugby professionnel ne m’a même pas effleuré ; je voulais être pompier, et un peu plus tard, avocat ! Mais vers l’âge de 16-17 ans, mes performances se sont améliorées rapidement. Notre entraîneur a repéré mon potentiel, j’ai été transféré au club de Montpellier, et c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à rêver de devenir professionnel. Avant de fêter mes 19 ans, j’ai été sélectionné pour rejoindre l’équipe de France et peu après, j’ai joué mon premier match avec les pros dans la première équipe. En l’espace de moins de deux ans, je suis passé de jouer dans mon petit club local à représenter mon pays dans des championnats internationaux, ce qui était plutôt surréaliste. J’ai gardé les pieds sur terre grâce à mes amis qui venaient m’encourager aux matches importants.
Vous avez ensuite connu des années de succès. Pouvez-vous citer quelques moments particulièrement forts en émotions ?
C’est difficile d’en choisir juste quelques-uns, mais je dirais mon premier match dans la première équipe de France, parce que c’était un tel privilège pour moi. Ensuite, toute l’année 2011 fut mémorable. J’ai participé à ma première Coupe du monde de rugby senior et nous avons joué en finale contre le pays hôte au stade légendaire d’Eden Park, à Auckland. Après les hymnes nationaux, les All Blacks ont exécuté leur traditionnel haka et nous avons décidé d’y répondre en les regardant droit dans les yeux et en avançant vers eux en V. Nous avons été vaincus de peu, mais ce match est gravé dans ma mémoire pour toujours.
Vous étiez très jeune quand on vous a confié le brassard de capitaine. Comment avez-vous géré cette responsabilité ?
J’avais été capitaine de la première équipe de Montpellier, mais quand j’ai appris que j’avais été nommé capitaine de l’équipe de France U21, j’ai quand même eu un choc. De nombreux joueurs de l’équipe étaient des professionnels plus expérimentés et certains avaient déjà joué au niveau international. Au début, c’était intimidant, mais j’ai appris sur le tas. Mon style consiste à diriger par l’exemple, plutôt que par des discours interminables. J’insiste pour que le comportement aux entraînements soit irréprochable, ainsi que pendant les matches. C’est comme ça que j’ai acquis ma légitimité.

Il y a une philosophie unique dans le rugby. Qu’est-ce qui explique votre attachement à ce jeu ?
Dès le début, j’ai eu le privilège d’être encadré par des entraîneurs exceptionnels qui partageaient leur passion du sport et de ses valeurs : la discipline, le respect, l’intégrité et la solidarité. Ces valeurs forgent le caractère et irradient la vie de tous les jours. Les terrains de rugby sont souvent un lieu où se forgent des amitiés à vie. Il est de notoriété publique que je suis inséparable de François Trinh-Duc, avec qui j’ai eu la chance d’avoir une progression similaire, depuis notre petit club à Pic Saint-Loup jusqu’à l’équipe nationale. Cela étant, beaucoup d’autres équipiers de mon enfance sont toujours des amis proches. Nous sommes tous devenus des citoyens sains de corps et d’esprit.
D’où vous vient le surnom « capitaine courage » ?
En 2011, je me suis fracturé les métacarpiens pendant la demi-finale du Top 14. Ça faisait un mal de chien, mais pour rien au monde je n’aurais manqué la finale de mon club la semaine suivante. Alors je me suis bandé la main et j’ai serré les dents ! Ce n’était pas ma blessure la plus grave, mais c’est celle que les gens ont le plus commentée et celle qui m’a valu ce surnom.
Comment avez-vous géré les moments les plus difficiles de votre carrière sportive ?
Ma blessure à l’épaule en 2013 était inquiétante. On m’a opéré et j’ai contracté une infection nosocomiale à l’hôpital. J’ai dû repasser sur le billard un mois plus tard et le retour sur le terrain fut très compliqué. Des relations difficiles au sein du club, des performances individuelles et collectives décevantes m’ont affecté mentalement. Comme je ne suis pas le genre de joueur à m’ouvrir facilement, je n’ai pu compter que sur moi-même. La solution de facilité aurait été de démissionner, mais je suis un homme de passion et les défis m’ont motivé à m’entraîner encore plus dur.

En 2017, vous vous êtes inscrit à un programme Executive Education à Audencia (DCP*), probablement pour préparer vos années post-rugby. Est-ce un programme que vous recommanderiez à d’autres sportifs ?
L’année 2017 fut déterminante à de nombreux égards pour moi. Ma conjointe et moi avons déménagé et notre fils est né en janvier 2018. La paternité a changé mes priorités et j’ai ressenti le sens des responsabilités plus fortement. Pour la première fois, j’ai commencé sérieusement à me projeter dans ma vie après le rugby. Je voulais être équipé pour anticiper ma réorientation professionnelle. Je me suis inscrit à un programme de bilan de compétences et j’ai décidé de refaire une formation. J’ai trouvé que le programme Audencia était intéressant parce que le cursus dense, notamment la comptabilité, les RH, la négociation et la finance, m’ouvrirait les portes d’une grande diversité de projets. De plus, la possibilité de suivre les cours à distance était particulièrement adaptée à mon programme d’entraînement chargé et imprévisible.
Mais il n’a pas été facile de me remettre aux études ! Je rentrais à la maison vidé après une journée d’entraînement. J’étais souvent seul avec mon bébé, alors je devais le mettre au lit le plus tôt possible pour pouvoir me mettre à étudier. La plupart des étudiants du programme avaient déjà des notions en management et une certaine expérience du monde des affaires. Pour moi, cet univers était totalement étranger. Je me suis senti très à la traîne et, au début, je devais rechercher de nombreuses définitions de mots qui semblaient aller de soi pour les autres. Je me suis résolu à demander de l’aide à mes camarades… c’était nouveau pour moi ! Heureusement, ils ont été sensationnels, compréhensifs et aidants.
Il a fallu beaucoup de résilience, mais je suis fier d’avoir persévéré. Le programme m’a apporté le vocabulaire, les contacts, l’état d’esprit et la confiance pour créer une entreprise. Je recommanderais cette formule à d’autres sportifs, mais je les préviendrais simplement qu’on peut se sentir un peu seul, alors ça requiert de l’autodiscipline. Je ne suis venu sur le campus de Nantes qu’une seule fois, pour la cérémonie de remise des diplômes. Il y avait une super ambiance ce jour-là. Nous étions tous tellement heureux de nous rencontrer enfin, en chair et en os, et quelques étudiants ont même fait la queue pour me demander un autographe !
J’avais commencé le programme avec quelques idées en gestion événementielle et j’en ai approfondi une pendant l’année. Ensuite, la COVID a tout mis à l’arrêt. Aujourd’hui, je travaille sur un autre projet qui pourrait fonctionner par vidéo. Affaire à suivre…
À quoi ressemble une journée de travail type pour vous ? Et une journée de repos ?
Les jours d’entraînement, je pars généralement à 7 heures. Nous commençons par des étirements, un échauffement et des exercices pour tester notre niveau de forme. Nous prenons le petit déjeuner ensemble, qui est suivi d’une séance vidéo, d’une séance de lever de poids et du premier entraînement. Viennent ensuite le déjeuner, une autre séance vidéo, un autre entraînement et la séance vidéo après l’entraînement. Nous terminons la journée avec des étirements, de la kiné et de la balnéothérapie. Je ne rentre pas avant 18h30. Comme vous le voyez, le programme est plus intense que ce qu’on croit souvent ! J’aime passer autant de mon temps libre que possible au grand air. J’ai grandi à la campagne, j’adore pêcher et m’occuper de mon jardin potager. Et passer du temps de qualité en famille, près de la nature.
Où trouvez-vous du sens et un but dans votre vie de tous les jours ?
Mes enfants ont deux et trois ans et l’environnement que nous allons leur léguer me préoccupe. Notre planète est précieuse et j’essaie de leur enseigner ce qu’on peut faire à notre niveau pour la protéger. Je suis loin d’être exemplaire en matière de respect de l’environnement, mais je m’attache à partager avec eux les petits plaisirs simples de la vie. Je leur montre les petits gestes qui créent un attachement au monde naturel. Je veux qu’ils comprennent l’importance du respect et de la compassion. Quand mes enfants rentrent de la crèche, la première chose qu’ils demandent, c’est d’aller chercher les œufs dans le poulailler, de caresser le lapin et d’aller cueillir des framboises. Ça me comble de joie.
Où vous voyez-vous dans cinq ou dix ans ?
Je réfléchis activement à la question. J’espère avoir encore une ou deux saisons de rugby devant moi. Quand ce sera terminé, je déménagerai peut-être, peut-être même à l’étranger pour découvrir une autre culture, mais rien n’est encore décidé. Pour ce qui concerne mon aventure professionnelle à venir, je sais que ce sera difficile, parce que, quand tu as pu vivre de ta passion toute ta vie, il est difficile d’imaginer un projet qui sera aussi motivant. Je doute de pouvoir un jour revivre les mêmes sensations intenses que j’ai pu avoir sur le terrain. Mais je chercherai tout de même une occupation qui peut me fournir des émotions et du plaisir.
13. Que représentent les deux photos en noir et blanc accrochées au mur derrière vous ?
La première est une photo de moi enfant, en train de m’amuser comme un fou sur le terrain avec mes amis. L’autre est un portrait de Mohammed Ali sur le ring. C’est l’incarnation ultime de la discipline et de la force mentale, et une icône pour de nombreux athlètes.