François-Xavier Roger
Reading Time: 11 minutes
Vice-président exécutif et directeur financier, Nestlé
Interview réalisée en 2021. Actuellement, François-Xavier Roger est Directeur financier de Sanofi à Paris.
Dirigeant international par excellence, François-Xavier Roger a vécu sur quatre continents. Il a appris les ficelles de la haute finance au sein du laboratoire pharmaceutique Roussel Uclaf, qu’il a intégré en 1986 en tant que contrôleur. Il y est resté 14 ans, déménageant au gré des fusions et gravissant les échelons jusqu’à occuper la fonction de vice-président Finance pour Aventis International à Tokyo. De 2000 à 2008, il a été Directeur financier Asie pour Danone, puis Directeur Finance, Trésorerie et Fiscalité du groupe. Il a ensuite été directeur financier de Millicom, un opérateur mobile mondial basé au Luxembourg, avant de devenir directeur financier pour Takeda, le premier groupe pharmaceutique du Japon. Son parcours professionnel exceptionnel l’a mené à sa fonction actuelle de vice-président exécutif et directeur financier chez Nestlé, plus grand conglomérat alimentaire au monde.
Sur le papier, sa trajectoire est le travail d’un carriériste calculateur. En réalité, François-Xavier Roger admet qu’il n’avait pas de plan ou de rêve spécifique jusqu’à récemment, ou d’ambition de parvenir à un niveau de direction particulier. Son approche a toujours été de se saisir des ouvertures quand elles se présentent, de façon opportuniste : « Je me suis efforcé de rester ouvert en permanence, de rechercher les défis et de prendre des risques… ce qui n’est pas toujours facile, mais dans mon cas, ça a fini par payer à la longue. »
Nous échangeons avec un dirigeant qui respire l’humilité et la gratitude : « Regardez cette vue magnifique depuis mon bureau, sur le lac de Genève et les Alpes à l’arrière-plan ! » s’exclame-t-il avec un sourire radieux en tournant son écran. Nous découvrons également son point de vue peu conventionnel sur les qualités requises pour être directeur financier et sur ce que l’ambition devrait réellement être.
Quand vous pensez à votre enfance, voyez-vous des signes qui auraient pu présager de votre parcours professionnel ?
Franchement, je n’en vois aucun. Je suis né à Brest, en Bretagne, et j’ai grandi à Nantes. Mon père était ingénieur, il a fait toute sa carrière à Nantes. Ma mère est artiste, elle fait de la peinture et de la sculpture. J’étais bon dans toutes les matières et ma scolarité fut plutôt conventionnelle. Mes parents ne m’ont pas poussé, moi ou le reste de la fratrie, dans une direction particulière. Si on considère mes origines familiales, je ne vois rien qui aurait pu m’amener à passer l’intégralité de ma vie d’adulte à l’étranger, à travailler dans la finance ou à occuper des postes à haute responsabilité.
Pourquoi avez-vous décidé d’étudier à Audencia ?
Il y avait beaucoup de médecins dans ma famille, alors j’ai failli aller en médecine. Je n’étais pas particulièrement bon en maths… mais ne le répétez jamais ! Pour le reste, j’avais un niveau homogène dans les autres domaines et je m’intéressais à de nombreuses matières, sans pour autant avoir un don ou une vocation spécifique. Alors j’ai pensé qu’une école de commerce serait une voie intéressante, car cela m’offrirait une palette de possibilités étendue.
Quel est votre meilleur souvenir de vos années à l’École ?
C’est une question facile… j’ai rencontré mon épouse qui était également étudiante à Audencia ! Nous avons trois enfants, deux filles et un garçon, qui ont tous étudié dans des écoles de commerce, eux aussi.
Quelles étaient vos aspirations quand vous étudiiez à Audencia ?
Franchement, je ne savais pas précisément ce que je voulais faire après mes études. Cependant, j’ai eu plaisir à suivre le cursus et j’ai beaucoup appris. Le marketing titillait ma curiosité, mais j’étais particulièrement intéressé par les cours sur la finance. Je n’étais pas tenté par une carrière dans la banque, la comptabilité ou la vente, parce que par nature, l’aspect technique ne me transcende pas. Je suppose qu’à cette période, la seule chose que j’avais comprise, c’est que j’avais une préférence pour le commerce général. J’ai beaucoup aimé les trois mois d’échange avec l’université d’État de l’Ohio et j’y suis retourné faire mon MBA. C’était ma première expérience internationale et elle fut enrichissante, mais aussi exigeante. Dans ce temps-là, les moyens pour rester en contact avec ses proches à la maison étaient limités, alors c’était comme une vraie expédition. À 23 ans, j’étais le plus jeune des étudiants et le seul à avoir très peu d’expérience professionnelle… tandis que certains de mes camarades en MBA étaient des vétérans de la guerre du Viet Nam !
Vos transitions professionnelles, ont-elles été minutieusement préparées ?
Quand je suis sorti d’Audencia en 1984, la voie royale était de travailler chez Arthur Andersen Consulting et la plupart des étudiants voulaient à tout prix décrocher un poste là-bas. Au lieu de cela, quand j’ai cherché mon premier emploi, j’ai décidé d’intégrer un laboratoire pharmaceutique comme contrôleur financier. C’est devenu un thème récurrent tout au long de ma carrière : ne jamais opter pour la solution la plus populaire ou la plus évidente.
J’ai pris d’innombrables décisions, que mes pairs ont parfois critiquées. Par exemple, pour mon premier poste à l’international, une opportunité s’est présentée à Londres. Quand j’ai confié à mes amis que je préférais aller en Afrique du Sud, ils ont été très peu à comprendre ma décision et ils ont essayé de me dissuader en disant « si tu y vas, tu seras oublié ! » Ça n’a pas été un changement de vie facile pour mon épouse et mes deux filles en bas âge, parce que l’Afrique du Sud était un pays dangereux dans ces années-là, avec quelque chose comme 35 000 homicides par an. Nous avons dû vivre avec un garde armé à la maison, ce qui n’est pas une habitude agréable à prendre, mais nous l’avons acceptée comme faisant partie de l’expérience. En y repensant, c’était tout à fait la bonne décision, parce que j’ai ainsi pu devenir directeur financier d’une petite entreprise à 28 ans, et le fait de travailler dans un secteur émergent m’a permis d’apprendre bien plus rapidement que si j’étais allé à Londres. Quelques années plus tard, j’ai croisé un de mes anciens supérieurs qui m’a proposé un poste de directeur financier au Mexique. Je lui ai confié que je ne parlais pas espagnol, un détail qu’il a balayé d’un haussement d’épaules et un mois plus tard, nous avions déménagé une fois encore. Puis, trois ans plus tard, un ancien supérieur m’a appelé alors que je ne m’y attendais pas pour me proposer un poste de directeur financier au Japon pour la région APAC. Je ne connaissais pas Tokyo. Pour tout dire, je n’avais jamais mis les pieds en Asie, mais en moins d’un mois, ma famille et moi étions installés là-bas.
Aucune des mesures que j’ai prises pour changer de poste, d’entreprise ou de pays n’a jamais fait partie d’un grand plan conçu en amont. Je me suis contenté de déceler, d’évaluer et de saisir les opportunités quand elles se présentaient. Et je me suis toujours assuré que mon prochain poste m’offrirait la possibilité de grandir et d’apprendre quelque chose de nouveau. Cette démarche m’a amené à être directeur financier d’une entreprise cotée à 25 millions de dollars, puis d’une autre cotée à 200 millions de dollars et aujourd’hui, je suis responsable de plus de 90 milliards de dollars sur plusieurs continents. Néanmoins, le parcours n’a pas toujours été simple et en particulier, il a fallu prendre des décisions difficiles pour ma famille, mais avec mon épouse, nous avons fait face.

Vous avez décroché votre premier poste de directeur financier à 28 ans. Vous pensez que vous étiez prêt ?
Clairement, non ! Le seul poste pour lequel j’étais probablement totalement préparé, c’est mon poste actuel, parce que c’est mon troisième poste de directeur financier pour un grand groupe coté en bourse et qu’ayant travaillé pour Danone auparavant, je connaissais l’industrie. Pour tous mes changements de poste précédents, j’ai simplement dû me faire confiance pour apprendre sur le tas.
J’encourage toujours les jeunes à se dépasser. Quand vous envisagez un nouveau poste, tant que le fossé entre vos compétences actuelles et les compétences requises n’est pas excessivement large, ce qui compte, c’est d’avoir confiance en votre capacité à apprendre. Une fois en poste, vous ne pouvez pas être timide ou trop sûr de vous, vous devez être conscient de vos limites et lever la main pour demander de l’aide. N’ayez pas peur de poser des questions, en particulier à vos subordonnés. Ce n’est vraiment pas grave si vous passez pour un ignorant pendant quelques minutes.
Quand je propose une promotion à des collègues, leur réaction est souvent de dire : « c’est trop tôt », « j’aime ce que je fais actuellement » ou « je ne peux pas passer à l’échelon supérieur parce que je n’ai pas terminé ma mission ». Mais notre travail à un poste n’est jamais terminé et on ne se sent jamais prêt pour prendre du galon. Le fait d’avoir compris cela très tôt est l’une des raisons qui expliquent pourquoi j’occupe ce poste aujourd’hui.
Quelles sont les plus grandes idées préconçues des gens sur les qualités requises pour être directeur financier d’une multinationale ?
De nombreuses personnes pensent que ma fonction requiert de grandes connaissances techniques, mais je n’ai jamais rencontré personne dans la finance qui ne possédait pas les compétences techniques pour faire le travail. En-dehors de quelques domaines plus compliqués, comme la trésorerie, honnêtement, ce n’est pas compliqué. Dans le cadre de mes fonctions chez Nestlé, je ne suis pas tenu de maîtriser les aspects techniques de la finance, mais de faire preuve d’un sens des affaires pour comprendre ce que veulent les clients.
Les compétences interpersonnelles sont essentielles, en particulier l’intelligence émotionnelle pour comprendre les personnes qui travaillent directement sous ma direction, mes homologues, mes supérieurs et mes actionnaires. La deuxième idée préconçue, c’est qu’un directeur financier travaille dans son coin. Mais c’est en grande partie un travail d’équipe et j’ai la chance de pouvoir me reposer sur des équipes de professionnels très compétents et de pouvoir leur déléguer des tâches. De nombreuses personnes pensent également qu’un directeur financier est avant tout là pour réduire les coûts. La réduction des coûts, ou plutôt la suppression des inefficiences, est souvent nécessaire à mesure que la demande des consommateurs évolue, mais mon travail est beaucoup plus intéressant si je m’attache à investir pour la croissance.
Quelle est la réalisation dont vous êtes le plus fier ?
Quand j’ai pris la direction du département Finance chez Millicom, un opérateur télécom actif sur les marchés émergents, la société était classée 50e seulement au Nasdaq en termes de capitalisation boursière. Mais elle enregistrait une croissance de près de 50 % par an et c’était grisant de faire partie de l’aventure. En définitive, nous avons fait bénéficier des dizaines de millions de citoyens d’un accès à la téléphonie mobile, c’est-à-dire à une technologie moderne. Nestlé est la première entreprise d’Europe en matière de capitalisation boursière et c’est aussi l’une des plus grandes au monde. C’est fascinant d’imaginer comment nous pouvons apporter de la valeur sociale en proposant des produits nutritionnels sur les marchés en développement, tout en minimisant notre impact sur l’environnement. Nous sommes également redevables envers nos actionnaires qui ont investi plus de 300 milliards de dollars dans le groupe. Alors nous devons veiller à ce qu’ils récoltent une partie des bénéfices eux aussi.
Globalement, ce que j’ai toujours trouvé le plus gratifiant, c’est de construire quelque chose de durable et qui contribuera à créer de la valeur pour l’entreprise et pour la société dans son ensemble. Il est assurément possible d’atteindre trois objectifs en parallèle : bénéficier à l’entreprise, aux populations et à la société. C’est ce que nous essayons de faire chez Nestlé, même si ce n’est pas toujours évident. Abstraction faite des ventes et des bénéfices, je suis aussi fier d’avoir mis sur pied des équipes et d’avoir donné les moyens à des personnes de s’épanouir.
Quelle est votre définition de la réussite ?
De nombreuses personnes pensent que j’ai réussi parce que j’occupe une fonction professionnelle qui est importante à leurs yeux. Selon moi, cette façon de voir les choses est simpliste et erronée : la réussite ne devrait pas être mesurée à l’aune de jalons professionnels. La réussite est une notion subjective et le fait d’avoir une vie de famille équilibrée et harmonieuse ou d’établir un projet social a aussi du mérite. Par ailleurs, je regarde mon parcours avec humilité et je suis conscient que la chance y est pour beaucoup : ma carrière est façonnée par des appels téléphoniques inattendus et des réunions qui ont porté leurs fruits des années plus tard. La modestie est une vertu… J’aurais pu être ailleurs à faire quelque chose de totalement différent !
Quels conseils donneriez-vous aux étudiants d’Audencia ?
Il faut être dévoué à son travail, mais je suis sceptique quant au concept de « travail acharné ». Je ne crois pas à la culture des journées de travail interminables. Par expérience, il est nettement préférable de se concentrer sur l’essentiel. Je peux également vous dire ce que je rappelle souvent à mes enfants : « La seule ambition que vous devez avoir, c’est d’aspirer à être heureux. » Ça peut sembler facile à dire de ma part et un peu naïf, mais je suis absolument convaincu que c’est vrai. Le travail est une façon parmi d’autres de se sentir épanoui. Ce qui compte vraiment, c’est d’être dans le bon état d’esprit pour saisir les meilleures opportunités, d’essayer de faire quelque chose qui vous apporte de la joie, et de tendre vers une sorte d’harmonie personnelle. Les jeunes ont plus de facilité que nous à intégrer ce concept, mais il nous incombe de le leur rappeler.

À quoi ressemble une journée de travail type pour vous ?
Du lundi au vendredi, je me concentre exclusivement sur le travail. Chaque matin, je commence entre huit et neuf heures et je termine vers 20 ou 21 heures. Généralement, j’enchaîne les réunions sans interruption pendant douze heures et je passe le déjeuner à parler boulot. Il ne reste pas beaucoup de temps pour caler grand-chose d’autre, ce qui est moins problématique maintenant que mes enfants sont grands. En revanche, j’essaie de ne pas travailler le week-end pour préserver ma vie personnelle. Et je veille à ce que mes équipes et mes collègues fassent de même. Je ne leur enverrais jamais un courriel pendant leurs vacances ou le week-end, sauf quand c’est de la plus haute importance…. ce qui est rare en réalité.
Chez Nestlé, contrairement à ce qui se fait dans de nombreuses entreprises, les portes de la direction restent ouvertes. Nous ne sommes pas enfermés dans une tour d’ivoire et je trouve qu’il est gratifiant de travailler en étroite collaboration avec les gens de terrain. Il ne fait aucun doute que l’année 2020 fut inhabituelle. En temps normal, je passe la moitié de mon temps à voyager, à rencontrer les équipes et à visiter les usines. Mon emploi du temps est entièrement géré par mon assistante et je n’ai pas besoin de me soucier de l’administratif ou de la logistique ; on me pouponne. Le revers de la médaille, c’est que je dois me concentrer à 100 % sur le travail : je ne peux jamais me mettre en retrait. Les gens s’attendent à ce que je sois toujours le fer de lance et par moments, ça peut être épuisant. Mais ça fait partie de la fonction !
Quel est votre secret pour gérer la pression de votre travail ?
Je suis un amoureux de la nature, alors j’essaie de profiter de tous les atouts de la Suisse. Je peux aller au bureau à pied depuis mon habitation qui se trouve en haut d’une montagne, dans un cadre magnifique, calme et sûr. Je vais courir, faire du vélo et marcher. Je ne suis pas un skieur invétéré, mais depuis que nous avons emménagé ici, je skie régulièrement. Nous possédons une maison à La Baule, sur la côte Atlantique ; j’aime y aller pour recharger mes batteries au bord de la mer. Et j’ai ma dose de culture urbaine à travers mes déplacements professionnels. C’est ma façon de maintenir un équilibre entre vie professionnelle et vie privée : j’essaie de tirer pleinement parti de toutes les situations dans lesquelles je me trouve.
Je passe également le plus de temps possible avec mon épouse et j’utilise mes vacances pour voir mes amis. Avec le travail que j’ai, il est essentiel d’être discipliné et de planifier ma vie personnelle de façon volontariste pour la protéger.
Cela dit, je ne vais pas vous mentir, gérer les pressions de mon travail est un défi quotidien. Pour cela, je me force à prendre du recul et à avoir une vue panoramique de la situation. Je me dis que j’ai déjà laissé derrière moi les problèmes qui me préoccupaient la semaine précédente ; alors il y a de grandes chances que dans une semaine, j’aurai trouvé la solution à mon problème actuel et qu’il sera oublié. Par ailleurs, je n’ai aucun mal à me confier à mon équipe quand j’ai besoin d’aide, mais j’essaie de ne pas transmettre trop de pression aux autres.
Avez-vous des choses prévues pour le week-end ?
Mon fils se marie dans dix jours, alors ce week-end, nous serons en pleins préparatifs du mariage. La COVID-19 nous a déjà contraints à le reporter de plusieurs mois, mais cette fois, il aura bien lieu et je suis impatient d’assister à une magnifique cérémonie dans le sud-ouest de la France.