Fabrice Beillevaire
Reading Time: 11 minutes
CEO Beillevaire
« Si je n’avais pas fait cette formation, j’aurais été complètement écrasé. Je n’aurais pas été capable de piloter les choses telles que je les pilote aujourd’hui », affirme Fabrice Beillevaire lorsqu’il évoque l’Exec MBA qu’il a obtenu à Audencia en 2020.
Pas facile, effectivement, de prendre les rênes du groupe Beillevaire, fort aujourd’hui de 350 collaborateurs à Machecoul, en Vendée, auxquels s’ajoutent de nombreuses crèmeries acquises partout en France et qui portent l’entreprise à plus de 700 personnes.
Un challenge rendu d’autant plus délicat par un transfert de pouvoir spécifique aux entreprises familiales : à 40 ans, Fabrice succède à son père Pascal, fondateur, en 1980, de ce qui allait devenir une véritable success story dans le secteur de la laiterie.
Marié à Marine – qu’il a rencontrée à Londres lorsqu’il faisait ses classes pour Beillevaire en ouvrant la première filiale du groupe à l’étranger –, père de Jacques, Juliette et Jean, Fabrice se réjouit de la présence dans l’entreprise de son frère Mathieu, de onze ans son cadet, chargé du développement d’une nouvelle gamme de produits végétaux, lui-même passé par Audencia.
Passionné par la vente qu’il a pratiquée pour le compte de plusieurs entreprises, Fabrice met désormais toute son énergie à poursuivre le développement du groupe familial en s’appuyant sur de solides acquis, tels qu’une vingtaine de boutiques à Paris et dans le Grand Ouest et des exportations vers une trentaine de pays.
Fabrice, vous avez grandi à Machecoul, dans le marais breton-vendéen situé entre l’estuaire de la Loire et l’île de Noirmoutier. Pouvez-vous nous décrire votre enfance vendéenne ?
Je suis né il y a 40 ans à Challans, au nord-ouest de la Vendée, non loin de Garnache et de Machecoul où mes grands-parents maternels et paternels étaient fermiers, à quelques kilomètres les uns des autres. J’ai passé beaucoup de temps chez eux. Les premiers avaient une toute petite ferme avec une quinzaine de vaches. Les seconds habitaient à la ferme de la Vacheresse, dans le marais vendéen, où mon père a créé l’entreprise Beillevaire en 1980. J’ai aussi passé beaucoup de temps chez ma nourrice qui habitait juste en face du premier bâtiment de l’entreprise Beillevaire où mes parents s’afféraient. Ils m’y déposaient le matin et me récupéraient le soir. Et moi, je les voyais travailler toute la journée !
J’ai eu une enfance très heureuse, dans un milieu agricole que j’adorais. Pour la petite histoire, mes grands-parents et mon père m’ont appris à pêcher les grenouilles. À 12 ans, j’ai commencé à en faire commerce, sur les traces de mon père qui faisait ça un quart de siècle plus tôt. Après avoir pris mes commandes auprès des commerçants quelques jours plus tôt, je les pêchais et je les revendais sur le marché de la Bernerie où je me rendais avec mon grand-père. Il avait une remorque, on se mettait juste en face du camion de mon père qui vendait des fromages de chèvre et des tourteaux, des petits gâteaux de fromage. Mon grand-père vendait du beurre, de la crème, du fromage blanc, et moi je vendais des œufs. Mais ça, c’était la couverture officielle ! La partie officieuse de mon business, c’était de vendre des grenouilles, mais je ne pouvais pas les mettre sur l’étal… Je me faisais de l’argent de poche comme ça. J’ai notamment financé une partie de ma première mobylette avec mes ventes de grenouilles !
Déjà la fibre commerciale !
Oui, c’est vrai, mais j’étais bien plus attiré par l’agriculture. De mes 15 ans à mes 18 ans, j’ai travaillé à la ferme tous les samedis, un dimanche sur deux et pendant les vacances. Je m’occupais notamment de la traite. Il y avait une soixantaine de vaches. J’allais les chercher dans le marais à cinq heures du matin avec ma lampe de poche. Je les ramenais à la ferme, je faisais la traite, je leur donnais à manger et je les renvoyais pour la journée.
J’ai grandi dans cet univers que j’aimais beaucoup, à tel point que je voulais devenir agriculteur. Peut-être un peu pour contrarier mon père, qui souhaitait un autre avenir pour moi. Papa avait repris la ferme de ses parents, mais il s’est sorti de l’agriculture en se lançant dans le commerce de proximité. Il vendait sur les marchés le beurre, la crème et le fromage fabriqués à la ferme par ses parents, puis par un salarié lorsqu’ils ont pris leur retraite. Bref, il n’était pas très enjoué à l’idée que je me lance dans l’agriculture. Il connaissait parfaitement les difficultés. Il comprenait mal ce choix, d’autant qu’il commençait à voir son niveau de vie s’élever avec son nouveau métier.
Pourquoi, finalement, vous détournez-vous de l’agriculture ?
J’ai fait mes années de lycée aux Établières, un lycée agricole de la Roche-sur-Yon. Mon bac en poche, j’ai réalisé que ce n’était finalement pas ma voix favorite. Je voyais bien que les perspectives d’évolution étaient compliquées, que ce sont des métiers où l’on s’endette très lourdement pour gagner peu, que les contraintes sont nombreuses. C’était aussi l’époque où je suis retourné faire les marchés, mais pour de vrai ! Et ça commençait vraiment à me plaire… Le commerce m’attirait de plus en plus mais j’étais coincé par mes études agricoles. Faute de mieux, je me suis dirigé vers un BTS « Service en espace rural », à Clisson. Dans le même temps, j’ai trouvé un job dans un regroupement de viticulteurs à Mouzillon. Ils cherchaient un stagiaire pour se développer dans les grandes surfaces de la région. Ce n’était pas trop dans la ligne de mon BTS, mais j’ai vendu ça à mon responsable de formation en lui disant qu’avant de créer des services en espace rural, il faut d’abord penser à y créer de la richesse… et ça a marché ! Je me suis éclaté. J’allais dans les grandes surfaces faire des animations pour faire connaitre les vins, et je sentais que la vente me convenait bien. Je regrettais déjà de ne pas avoir fait d’école de commerce.
Après mon BTS, je suis parti à Londres, poussé par mon père qui souhaitait que je voie du pays, pour y faire des petits boulots comme serveur dans un camping ou plongeur dans un sous-sol de restaurant.
De retour en France, j’ai suivi une formation d’acheteur industriel dispensée par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Nantes St-Nazaire, à Nantes. Je sentais bien que je n’aurais pas de problème en tant que vendeur et je trouvais intéressant de comprendre ce qui se passe dans la tête de l’acheteur. Cette formation m’a vraiment été très utile, d’autant que son responsable m’a incité à retourner en Angleterre pour perfectionner mon anglais. J’ai repris un Eurostar… Dans le restaurant où j’avais plongé, qui faisait aussi épicerie, ils m’ont proposé la responsabilité du rayon fromage et charcuterie. Je me retrouvais à nouveau vendeur, j’aimais ça. Ça a duré six mois ; j’avais 20 ans.
Vous regrettez de ne pas avoir fait d’école de commerce, mais vous suivez quand même cette formation d’acheteur industriel. Qu’en faites-vous ?
Le jour de la soutenance, où je me suis rendu en costume cravate, j’ai vu une affiche qui annonçait la tenue du salon de l’emploi à Nantes, le jour même. Vu que j’étais en costume, je m’y suis rendu juste après ! J’avais quelques CV en poche, je n’avais rien à perdre. Les copains voulaient qu’on file au restaurant pour fêter la fin de l’année, mais j’ai insisté pour les rejoindre plus tard. Au salon de l’emploi, sur le stand de Berner, une boite d’outillage professionnel, ils recrutaient des commerciaux. Et ce jour-là, juste après ma soutenance, j’ai décroché mon premier vrai job !
Basé à Rennes, j’avais donc décroché un emploi de commercial dans le secteur industriel. Je vendais des boulons, des vis… Mais j’étais une quiche en bricolage ! Ma grande crainte, c’était les démonstrations. Je me suis retrouvé parfois avec des pistolets à colle énormes dans les mains, je ne savais même pas comment changer les cartouches ! Mais pour moi, c’était une véritable école de vente. Nous étions 800 dans toute la France, lâchés sur les routes après une semaine de formation d’une grande intensité. Il y avait un classement des commerciaux par région tous les soirs, nous avions un classeur de 3000 pages avec un nombre incroyable d’articles référencés… Dans le coffre de notre voiture de fonction, nous avions une caisse métallique avec une multitude de fichiers clients… Bref, une expérience de vente incomparable, qui a duré deux ans.
J’ai ensuite travaillé pour Ansamble, une société de restauration collective, comme développeur commercial, à Rouen. Il fallait démarcher des restaurants d’entreprises et de collectivités, écoles, hôpitaux, maisons de retraite… Après des débuts chaotiques, j’ai travaillé avec un supérieur avec qui nous avons formé une équipe de chocs, signant des contrats d’exploitation de restaurants de très grosses entreprises de la région normande, comme Sanofi ou Danone. Puis j’ai été rattaché aux comptes-clés, à Paris, à la gestion des appels d’offres nationaux. J’étais sur la partie compte de résultats prévisionnels et présentation des business plans. J’ai fait un beau parcours de quatre ans dans cette entreprise.

Et puis vous allez vous rapprocher de Beillevaire, l’entreprise fondée par votre père et qui ne cesse de se développer. Vous partez à Londres pour ouvrir une filiale. Comment cela se passe-t-il ?
C’est effectivement à ce moment de ma carrière que mon père et moi avons souhaité travailler ensemble. On a eu envie de tenter quelque chose de nouveau pour l’entreprise : l’export. Et me voilà reparti pour l’Angleterre ! L’idée était d’ouvrir un magasin à Londres. Pour dire la vérité, ça a été très compliqué. Pendant dix mois, j’ai dû visiter une centaine d’emplacements… Dans le même temps, nous avons revu la charte graphique de l’entreprise, défini la gamme, le concept, sans parler des travaux à superviser dans la boutique, près de Harrods. C’était un peu la débrouille, car j’étais tout seul et je parlais toujours aussi mal anglais !
À l’ouverture, on sentait néanmoins qu’il y avait deux ou trois faiblesses dans notre histoire. J’avais embauché deux employés, mais l’offre sandwich était hyper chronophage, on avait mis un banc de fromages trop long, un banc de produits frais trop gros par rapport à la demande, la boutique était trop grande, ça nous demandait un gros travail de nettoyage tous les soirs… Mais pendant un an, on a gardé le cap. Jusqu’au jour où Harrods a été vendu à un fonds d’investissement du Qatar. La clientèle du quartier, majoritairement composée de Français, d’Américains, de Canadiens, d’Allemands ou encore d’Italiens travaillant dans le milieu de la banque, a fait place à une clientèle du Golfe persique. Notre modèle a périclité.
Pour faire face, j’ai commencé à démarcher quelques restaurants et hôtels. Ça a bien fonctionné. J’ai sous-loué la boutique du centre de Londres et concentré mes affaires sur une autre à Twickenham, où on préparait les commandes un peu en douce, la nuit, en l’absence d’une licence qui m’aurait permis d’exploiter l’endroit comme grossiste. Je partais en catimini à cinq heures du matin en camion pour livrer. Le chiffre d’affaires redécollait… Mais on a été dénoncé par le voisinage, notamment parce que mon employé qui travaillait la nuit mettait la musique à fond pour ne pas s’endormir ! Les services vétérinaires sont venus me mettre à l’amende, mais par chance m’ont laissé un mois pour trouver ailleurs et me mettre en règle.
Ça a été vraiment chaud. J’ai dû jongler avec un déplacement à San Francisco, où je me rendais avec mon père pour relancer les exportations en Amérique du Nord. Et de là-bas, j’ai réussi à trouver un local ! On a déménagé 15 jours après, de nuit, parce que je ne voulais pas perdre de chiffre d’affaires… Avec le recul, on était vraiment dans l’excitation des boîtes en construction. Tout le monde était à fond la caisse… Après, quand l’entreprise se structure, on peut plus faire des trucs pareils !
Aujourd’hui, Beillevaire, à Londres, c’est une petite boîte qui fait deux millions de livres de chiffre d’affaires, avec huit personnes. Nous livrons en direct plus de 200 clients professionnels, hôtels, restaurants, chaînes de magasins. On livre aussi en Irlande et en Écosse. On envoie l’équivalent d’un semi-remorque et demi par semaine au Royaume-Uni.
Vous tournez la page londonienne en 2017 pour en ouvrir une tout autre, à Machecoul cette fois, au siège du groupe. Vous avez en tête d’en prendre la direction ?
Effectivement, mon père et moi travaillons alors dans cette perspective, mais par étapes. Avant de prendre les rênes de l’entreprise en 2020, j’ai structuré l’export pour qu’on accélère, je me suis occupé d’une fromagerie que l’on a acquise dans le Vivarais pour la faire monter en productivité et géré quelques gros clients. C’est à cette époque que j’ai ressenti le désir de me former. Je voulais une formation qui me permette de voir large et de me donner la crédibilité dans la compréhension et le discours nécessaire pour gérer une PME familiale, dans cette phase délicate de passation des commandes entre un père et un fils.
Le MBA d’Audencia me paraissait idéal. Les retours que j’en avais étaient hyper positifs. Je me suis dit : allez, pourquoi pas ? J’ai fait une VAE, une « validation des acquis par l’expérience », parce que je n’avais pas de Bac+5, et j’ai intégré le parcours. Ça m’a énormément plu. J’ai aimé la diversité de l’apprentissage, la qualité des cours en finance, en contrôle de gestion, en droit du travail, en stratégie… Aujourd’hui, ce sont des outils que j’utilise tous les jours ! Cela m’a permis de crédibiliser mon arrivée au poste de directeur dans l’entreprise, d’affiner mon discours, de piloter des réunions avec le bon niveau de langage par rapport à mes interlocuteurs, de mettre en œuvre des outils d’indicateurs de gestion, de management, de pilotage de la performance auxquels je n’aurais jamais pensé. Les équipes ont beaucoup apprécié ce management plus structuré, plus visible. Tout le monde s’y est retrouvé.
Si je n’avais pas fait cette formation, j’aurais été complètement écrasé. Je n’aurais pas été capable de piloter les choses telles que je les pilote aujourd’hui, alors que comptes de résultats et autres bilans sont désormais mon quotidien. Si on ne comprend pas les subtilités de ce type d’outils, c’est difficile de mettre des indicateurs qui vont réagir sur les résultats qu’on souhaite obtenir. On perd du temps sur des choses qui ont peu de valeur ajoutée par rapport à des actions qu’on peut mettre en place pour atteindre les objectifs. Bref, on manage beaucoup plus posément et avec un meilleur résultat.
Je n’avais finalement pas trop le choix. Mon père est très charismatique. Aujourd’hui, on rentre dans une phase plus complexe de nos relations parce qu’il voit bien que j’avance. Il a de la peine à lâcher les rênes d’exploitation qui lui restent. Mais on travaille là-dessus et nous allons réussir à mettre tout ceci en musique, mon père, mon frère et moi. Il y a du respect et de l’écoute entre nous, c’est une chance !
Reprendre une entreprise familiale de 700 personnes en prenant la suite de son père, ça pèse lourd sur les épaules. Comment le vivez-vous ?
C’est un peu difficile, je ne vais pas vous dire le contraire ! Mais mon frère commence à monter en puissance dans l’entreprise, donc je ne me sens pas seul. Je sais que j’ai quelqu’un de confiance sur qui je peux m’appuyer pour parler de perspective, d’avenir. Il est passé lui-même par Audencia, programme Grande École, donc on parle le même langage.
Mais au-delà de l’exploitation, ce n’est pas facile de trouver sa place par rapport à ce père qui a créé l’entreprise, qui incarne la boîte et l’autorité encore aujourd’hui. Et en même temps, il faut préserver son espace, son aura, son image. C’est le plus compliqué. Gérer la suite du fondateur de l’entreprise, c’est très délicat. On retrouve cette situation dans toutes les boîtes familiales. Cependant, c’est une expérience vraiment enrichissante et nous avons de la chance de pouvoir la vivre ensemble. C’est aussi un honneur pour mon frère et moi de reprendre la barre du navire derrière notre papa !
Si c’était à refaire, y a-t-il quelque chose que vous feriez différemment ?
Je regrette encore aujourd’hui de ne pas m’être donné les moyens de faire une école de commerce après mon bac, pour bénéficier du parcours qu’on a dans ce type d’études : stages à l’étranger, ouverture au monde, aux outils, aux tendances. À Londres, je n’ai pas eu d’autres choix que d’être curieux pour pouvoir apprendre, mais je me suis fait violence. Et faire une école de commerce après mon bac ne m’aurait pas empêché d’y retourner plus tard pour faire un MBA. Cela aurait même été encore plus puissant !
Professionnellement, comment voyez-vous les prochaines années ?
Je me donne encore une quinzaine d’années pendant lesquelles nous allons travailler sur l’acquisition d’ateliers pour développer cette entreprise. Il y a énormément de concentrations qui s’opèrent dans notre métier. Nous allons également porter nos efforts sur le développement de l’offre B to B, que ce soit à l’export ou en France, parce que c’est ce qui génère du volume. Sur la partie vente directe, je souhaite également que nous montions en gamme, que ce soit dans le produit, dans l’accueil, dans l’univers qu’on propose à nos clients. Tout est lié : si le client qui rentre dans nos boutiques nous perçoit comme une marque haut de gamme, notre travail en B to B sera indexé sur cette image. Donc sécuriser l’amont et faire monter l‘aval en gamme, pour être capable de produire de la valeur ajoutée. Certes, nous faisons un peu de grandes et moyennes surfaces, mais ce n’est pas notre cœur de métier. Je préfère aller vers de beaux magasins, de beaux restaurants, de beaux hôtels, de beaux grossistes où là, nous pouvons raconter une histoire.
Une quinzaine d’années, donc. Et après, je ferais complètement autre chose. Je n’ai pas encore d’idée précise, mais ce sera autre chose !