Esha Shrestha
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Analyste d’affaires principale, Flixbus
Esha a grandi dans une petite ville du Népal, dans les collines orientales de l’Himalaya. Ses parents, qui possédaient un bed and breakfast, souhaitaient lui offrir une éducation privée et étaient en mesure de le faire. Esha a une conscience aiguë de ce privilège. Au Népal, le recours au système privé est souvent le seul moyen d’accéder à une éducation de qualité, d’apprendre l’anglais et d’acquérir la mentalité requise pour se construire une meilleure vie à l’étranger. Elle ajoute que, comparé à nombre de ses compatriotes, elle n’a pas été confrontée à d’immenses difficultés financières. Néanmoins, elle a dû travailler d’arrache-pied pour arriver là où elle est aujourd’hui.
Enfant, elle parvenait rapidement à comprendre comment un objet fonctionne et elle montrait un intérêt inné pour l’optimisation et l’efficacité.
Naturellement douée pour résoudre les problèmes, elle a aidé ses parents à gérer leur activité depuis son plus jeune âge. « Je dois ajouter que je participais par goût et que je ne me suis jamais sentie contrainte. » Son parcours l’a menée au Bengale occidental, en Inde, où elle a étudié l’ingénierie ; à Bangalore pour son premier poste en tant qu’analyste de la qualité ; puis à Nantes et à Milan où elle a suivi un Mastère Spécialisé Management global des achats et de la supply chain à Audencia. Elle a emménagé à Paris, où elle a appris son métier au siège européen de Nissan. Elle s’est récemment installée à Berlin après avoir rejoint Flixbus, une entreprise allemande de premier plan qui propose des services d’autocars interurbains en Europe, en Amérique du Nord et au Brésil. Parce qu’elle nourrit depuis longtemps une fascination pour la légendaire efficacité allemande, cette aventure était également une opportunité de découvrir le système de l’intérieur.
Comme elle collectionne les jeux de plateau, qu’elle se fixe toujours des objectifs, qu’elle a un esprit rationnel et que, manifestement, elle aime que rien ne soit de travers, on serait tenté de lui coller une étiquette d’obsessionnelle de la stratégie. Mais un autre aspect de sa personnalité se dévoile quand elle nous parle de son intérêt pour les livres de développement personnel et de sa quête spirituelle de liberté. Ce qui prouve qu’on peut être curieux du « quoi » et du « comment » dans ses occupations mondaines, tout en s’interrogeant sur le « pourquoi ».
Parlez-nous de votre enfance au Népal. L’avez-vous passée à escalader les montagnes ou est-ce un cliché éculé ?!
C’est effectivement un peu stéréotypé… tous les Népalais ne sont pas sherpas (rires) ! La petite ville dans laquelle j’ai grandi est située au pied de la chaîne subhimalayenne. Elle est cernée de trois côtés par des collines verdoyantes. C’est un lieu d’une beauté naturelle envoûtante. Mais j’étais trop occupée à étudier et à travailler pour m’autoriser beaucoup d’activités récréatives au grand air et j’étais davantage attirée par les activités artistiques et manuelles. Mes parents possèdent un Bed and breakfast. C’est un petit établissement familial qui accueille un va-et-vient incessant de clients, en majorité des pèlerins. Dès un très jeune âge, je me suis intéressée au fonctionnement journalier des opérations et je me suis sentie pleinement investie par cette activité. J’ai commencé par aider mes parents avec la logistique de base et par assister les clients à l’accueil. Mes instincts analytiques se sont réveillés très tôt et, à 15 ans, j’ai demandé à regarder les comptes afin de déterminer comment on pouvait optimiser nos processus.
L’éducation était-elle importante pour vos parents ?
C’était de la plus haute importance. Ma mère a largement contribué à nous inculquer, à mon frère aîné et à moi, l’importance des apprentissages scolaires et de l’indépendance financière. Là d’où je viens, les filles n’ont pas toujours les mêmes droits à l’éducation. Mais ma mère, une femme de caractère, a mis un point d’honneur à ne pas faire de différence de traitement entre mon frère et moi. Mes parents ont travaillé dur pour nous offrir à tous les deux une éducation dans le système privé. Je sentais que je devais obtenir de bons résultats, mais ce n’était pas un fardeau. Je le voyais comme un effort collectif, l’objectif étant que notre génération s’en sorte mieux que nos parents. Ainsi, je me levais généralement à 5 heures pour étudier avant d’aller à l’école à 7 heures. Je rentrais de l’école à 15 heures et quand j’avais terminé mes devoirs, j’aidais mes parents à l’entreprise familiale. Ce n’était pas pour autant une enfance ascétique. J’étais heureuse et c’était un privilège d’avoir des parents qui m’encourageaient à étudier. En dehors de deux années de rébellion à l’âge de 15 ans, j’étais une enfant sage.
Pourquoi avez-vous quitté le Népal ?
L’offre universitaire au Népal n’est pas fantastique et ceux dont les parents en ont les moyens vont étudier à l’étranger. Je suis partie à 18 ans pour intégrer une université en Inde. L’ingénierie semblait un choix évident parce que j’étais attirée par la résolution de problèmes. Académiquement, la marche était très haute, alors j’ai dû redoubler d’efforts. Quand on grandit avec des coupures de courant qui durent une bonne partie de la journée, on devient résilient ! Cette expérience représentait également un défi mental, car je ne m’étais jamais aventurée loin de ma ville natale. J’ai vécu dans une résidence universitaire, dans un pays où je ne connaissais personne, et j’ai eu le mal du pays pendant des mois. Je suis convaincue que le fait d’avoir été au contact de touristes dès le plus jeune âge m’a aidée à acquérir des compétences interpersonnelles et à avoir confiance en moi.

Racontez-nous vos premiers pas dans le monde du travail
Après la fin de mes études, j’ai trouvé un travail à Bangalore, dans le sud de l’Inde, comme analyste de la qualité pour Sapient, une entreprise étasunienne qui a depuis été rachetée par Publicis. Mon travail, à la croisée entre les opérations et la technologie, consistait à tester la qualité du logiciel que nous développions pour un groupe de banques et de fonds spéculatifs. J’avais toujours eu dans l’idée de faire un master, alors au bout de trois ans, je suis partie. J’ai réalisé que je voulais comprendre le fonctionnement de la chaîne d’approvisionnement et les opérations de bout en bout, plutôt que de me spécialiser dans un secteur particulier. En 2015, j’ai passé l’examen d’entrée au Mastère Spécialisé Management global des achats et de la supply chain à Audencia. Le programme double diplôme en partenariat avec Politecnico di Milano rendait ce choix particulièrement attrayant.
Venir étudier à Nantes a dû être une nouvelle étape intimidante ?
Le fait de partir vivre dans un autre pays quand j’avais 18 ans m’avait déjà donné l’impression de franchir une montagne, alors cette arrivée sur un autre continent a été un peu moins bouleversante. Le plus difficile ne fut pas de me faire de nouvelles relations, ça a été… de m’habituer à la cuisine étrangère. Je veux dire… les fruits de mer crus… et ne me parlez pas des escargots ! Mais bon, c’est comme tout, avec un esprit ouvert et un peu de courage, on s’adapte. J’ai adoré l’interactivité des cours et les travaux de groupe autour d’un projet. Il y avait un bar au bord de la Loire à Nantes qui est devenu notre point de chute. Quand la classe entière est partie pour Milan, nous avions noué des liens étroits et nous nous sommes amusés comme des fous. Quant à la gastronomie italienne… à mes yeux, elle bat la cuisine française à plates coutures. Sans rancune ! (rires) Notre groupe Whatsapp est toujours actif et on s’appelle en visio régulièrement. Pendant le confinement, ç’a été d’un grand réconfort.
Parlez-nous de votre expérience au Siège européen de Nissan à Paris.
J’ai décroché un stage à Paris et j’ai réussi à le convertir en CDI. Je n’en espérais pas tant. En tant que chargée de projet pour la chaîne d’approvisionnement, j’ai acquis une expérience commerciale et des compétences techniques. Par la suite, je me suis tournée vers un rôle de communication de l’information ; je préparais des analyses afin d’améliorer les décisions de vente. Cette fonction m’a permis d’être au contact de la direction. J’appréciais la culture d’entreprise là-bas. La diversité et le mélange de nationalités me rappelaient l’atmosphère à Audencia. C’était un environnement majoritairement masculin, mais les femmes étaient valorisées. Je n’ai jamais eu l’impression d’être traitée différemment.
Pourquoi êtes-vous partie vous installer en Allemagne?
J’y étais allée plusieurs fois pour rendre visite à mon frère qui vivait là-bas à ce moment-là et je suis tombée sous le charme du pays. On a l’impression que tout est géré efficacement, j’étais fascinée. Je voulais expérimenter ce mode de vie de l’intérieur, en tant qu’usager au quotidien. Et puis mon petit ami, qui est aujourd’hui mon mari, vivait là-bas.
Comment se fait-il que votre petit ami vivait dans un autre pays ?
Il est népalais ; nous fréquentions la même école dans ma ville natale. Il a un an de plus que moi seulement et nous nous connaissons depuis vingt ans. Nos chemins se sont recroisés en Inde, quand nous avons tous deux obtenu une bourse pour la même université. Après ses études, il est parti à Mumbai pour suivre un master en sciences de l’informatique. Il est féru de technologie. Je suis partie à Bangalore, puis à Nantes, avant de le retrouver pour de bon en Allemagne. Notre relation a survécu à cette longue séparation.
Flixbus a pour ambition de rendre les déplacements durables tout à la fois confortables et abordables. En quoi consiste votre fonction dans l’entreprise ?
J’ai sciemment décidé d’intégrer une entreprise plus petite et plus agile où je pourrais appliquer ce que j’ai appris chez Nissan et gagner en liberté et en autonomie. Je suis arrivée chez Flixbus il y a six mois et pour l’instant, j’y prends beaucoup de plaisir. L’entreprise a un concept unique mêlant la technologie et le transport et elle a propulsé l’industrie de l’autocar dans l’ère du numérique. En tant que cheffe de projet et analyste opérationnelle principale, je suis chargée d’optimiser l’ensemble des processus, des produits et des outils que nous lançons pour nos équipes et nos partenaires opérationnels. En définitive, j’aide l’entreprise à grandir et à améliorer la mobilité de nos usagers. Flixbus a récemment acquis Greyhound, le premier opérateur de transports en autocar et le plus ancien aux États-Unis, et ce mois-ci, nous avons lancé nos opérations au Brésil. Il est stimulant de voir que nous touchons tous les continents.
Je suis admirative de la façon dont l’entreprise met en pratique ses valeurs et avant tout, son attachement à la pérennité. Après une longue journée, il est très réconfortant de savoir qu’on apporte une contribution positive au monde.
Quel est l’aspect de votre travail le plus satisfaisant ?
J’ai la possibilité de changer la donne et d’en être fière, et c’est exactement ce que je recherche toujours dans un travail. À travers ces analyses de données au quotidien, ces rédactions de rapports et ces validations de projet, j’améliore l’expérience de nos passagers et de nos collègues. Je lance des systèmes qui sont utilisés par de nombreuses personnes et qui facilitent leur travail et leur vie. Je me vois bien rester chez Flixbus un moment.

Votre goût pour l’ordre et l’optimisation se reflète-t-il également dans votre vie personnelle ?
Effectivement, j’aime que mon espace de vie et mes finances soient ordonnés et organisés. Mon « projet personnel pendant le confinement lié à la COVID-19 » était de créer un tableau de bord de mes finances dans Excel. J’ai conscience que tout le monde n’a pas la même conception du loisir, mais ça m’a apporté un sentiment de joie et d’accomplissement ! J’aime également planifier mes objectifs personnels : je les note tous les ans, j’élabore un plan d’action, je dresse une liste de projets et je les examine régulièrement. La fin de l’année est une période de grande introspection pour moi. Je ne suis pas particulièrement passionnée ou impulsive, alors chaque fois que je dois faire un choix important, comme un changement de carrière, je mène toujours des recherches approfondies. Cependant, une fois que mon esprit est fixé sur un objectif, je suis déterminée et je concentre toute mon énergie dessus dans l’intention d’en ressortir gagnante.
Rassurez-nous, dites-nous que vous ne passez pas tout votre temps libre sur Excel !
Ha, ha, non, tant s’en faut. J’aime peindre. Et je collectionne les jeux de plateau. Mes préférés actuellement, ce sont Azul, Patchwork et Les Aventuriers du rail. J’apprécie également une bonne partie de poker. Sans surprise, j’affectionne particulièrement les jeux de stratégie et de planification (rires) ! J’ai l’esprit de compétition et j’ai horreur de perdre !
Je lis aussi beaucoup de livres sur le développement personnel. Je suis influencée par la sagesse d’Eckhart Tolle et par les enseignements de Joe Dispenza sur notre capacité à nous libérer de nos carcans. J’ai bien aimé « Les Quatre Accords » de Don Miguel Ruiz ; c’est un « guide pratique sur la liberté » dont les enseignements m’accompagnent.
Votre activité favorite à Berlin ?
J’aime me promener dans Berlin-Est, qui regorge de sites historiques. Je ne suis pas experte de la Seconde Guerre mondiale, mais je ne peux pas m’empêcher d’être touchée par ce que je vois. J’aime également l’atmosphère de bien-être qui se dégage du lac Weisser See et l’East Side Gallery, l’ancien mur de Berlin qui a été transformé en la plus longue galerie en plein air du monde.
Rétrospectivement, pensez-vous avoir réussi ?
Pour moi, la réussite est un processus et je veux que ma vie soit une courbe d’apprentissage continu. J’ai peur que si je considérais avoir réussi, je prendrais mes réalisations pour argent comptant et je verrais la courbe ralentir.
Vos réussites professionnelles et personnelles doivent rendre vos parents très fiers de vous.
Oui, je crois qu’ils sont fiers de moi. Et de mon frère aussi. Il a un doctorat en gestion stratégique et il a commencé un post-doctorat à l’ETH Zurich. Mais ce n’est pas dans la culture de mes parents de l’exprimer très souvent. Ce qu’ils diraient, c’est qu’ils sont en paix avec la façon dont ils m’ont éduquée et avec la place que je me suis faite dans le monde. Même s’ils pourraient tout à fait prendre leur retraite et profiter enfin de la vie, ils n’imaginent pas vivre sans travailler. Je ne les ai pas beaucoup vus depuis que j’ai quitté la maison. La dernière fois, c’était à notre mariage.
Où vous voyez-vous dans dix ans ?
J’espère que j’aurai grandi. Pour moi, ce n’est pas une question de promotion, d’intitulé de poste ou de salaire. C’est une question de développement personnel et de faculté d’accroître constamment l’échelle de l’impact que je crée autour de moi. Cet objectif pourrait très bien me ramener au Népal où je me vois entrepreneure. J’utiliserais mon expertise pour lancer des projets opérationnels de qualité et je m’attacherais à accélérer la transformation numérique du pays. Une fois encore, si je m’engage dans cette voie, ce sera une décision mûrement réfléchie et documentée !
Êtes-vous fière de votre héritage ?
Les Népalais sont chaleureux et accueillants. J’adore mon pays et tous ceux qui s’y rendent s’accorderont pour dire que ses trésors naturels sont à couper le souffle. J’aimerais juste que les gens voient au-delà des stéréotypes. Les montagnes qui nous entourent sont magnifiques et majestueuses, mais la topographie rend la vie rude pour de nombreux Népalais. Il me semble néanmoins que nous tirons notre résilience de notre endurance face à des années d’instabilité politique et de difficultés financières.