Emmanuel ‘Gus’ Reckel

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Emmanuel 'Gus' Reckel
GE 1997
New York

Propriétaire & Boulanger de L’Imprimerie

Emmanuel Reckel, est diplômé de du Master d’Audencia, promo 1997, et du French Culinary Institute de New York. Devenu chef-boulanger, il a créé une boulangerie artisanale, L’Imprimerie, située au 1524 Myrtle Ave., Brooklyn, à New York. Et si vous n’avez pas l’occasion de faire le détour par la Grande Pomme, régalez-vous sur son compte https://www.instagram.com/limprimerie/Instagram : 

Son parcours et sa carrure barbue mi-revêche, mi-rebelle, fascinent. Il y a dans le franc-parler de Gus Reckel, un cocktail d’irréductible gaulois et de loup de Wall Street forcément explosif, nécessairement intriguant dont le résultat est inimitable et délicieux. Dans le microcosme des « convertis » ces boulangers ayant embrassé le métier tardivement, l’ancien trader fait un peu figure de modèle, même s’il s’en défend, préférant sa liberté et le droit de suivre son chemin singulier.

L’Imprimerie, sa boulangerie nichée au cœur de Bushwick, en lisière de Brooklyn, sert le meilleur pain au chocolat de New York mais ce n’est pas après les trophées ou la notoriété qu’il court : Gus a le goût du travail bien fait.

La promo 97 se souvient sans doute d’un Emmanuel Reckel, qu’est-il devenu ?

Il est resté dans la City. Quand on se réinvente, il faut parfois aller jusqu’au bout.

Que s’est-il passé ?

Ce lundi de septembre 2008 ? Je ne sais plus ; c’est devenu flou avec le temps. C’est très loin et en même temps, c’était hier.

J’étais Directeur des ventes d’une salle de marché, basée à Londres. Je me souviens être parti en week-end comme tous mes collègues, en rassurant mes clients. En leur disant que tout irait bien. Qu’il n’y avait pas à s’inquiéter. Que la direction avait un plan, forcément, et qu’ils allaient nous le révéler très vite. Que nous reviendrions plus forts que jamais, avec un nouveau nom certainement.

Je crois que tous les salariés de Lehman Brothers ont passé ce week-end-là scotchés à leurs écrans, que ce soit les chaînes infos ou leurs Blackberry – oui, on n’était pas encore des hipsters accrochés à leur iPhone. On attendait un message du top management, un mot rassurant, un indice pour la suite. Mais le lundi est arrivé sans info. Quand on est arrivés au bureau, on nous a demandé d’être partis avant midi, avec nos effets personnels, mais en laissant nos jobs. C’était fini. Lehman était tombé.

C’est à ce moment-là que vous avez changé de métier ?

Non. J’ai continué dans la finance, chez Nomura Securities, la plus ancienne société de courtage japonaise qui a repris une partie des activités de Lehman Brothers en Europe. Je suis resté à Londres, puis on m’a proposé un poste de Directeur des Ventes à New York, avec un contrat d’expatriation de deux ans.

J’ai foncé et j’ai adoré New York. Immédiatement. Je me suis senti à ma place dans cette ville. Alors, je n’ai pas eu envie de la quitter quand mon contrat est arrivé à son terme et qu’on m’a proposé de rentrer à Londres. Je n’aime pas les retours en arrière : on y retrouve rarement ce que l’on cherche.

OK, mais de trader à boulanger, le chemin n’est pas direct…

Non.

Enfin, le premier pas, c’est quand même un investissement. J’avais en tête un café-épicerie, un lieu de vie dans mon quartier. Et j’ai cherché un bâtiment à acheter, car je ne voulais pas être soumis à la volatilité du marché immobilier, ni dépendre d’un propriétaire qui aurait droit de vie ou de mort sur mon business.

Quand j’ai découvert cet endroit, qui était une ancienne imprimerie vieille de plus de 50 ans, avec une presse encore en état de fonctionnement, j’ai emprunté et je me suis lancé. Mais vraiment, au début, c’était surtout un projet de café : je voulais faire du pain à côté, plutôt en l’achetant à un boulanger et en le revendant.

Qu’est-ce qui vous décidé, alors ?

Une logique business et personnelle, et puis le manque d’offre sur le marché. Une combinaison de tout ça, je crois.

D’abord, j’ai toujours été un couche-tôt, lève-tôt, donc j’ai des prédispositions horaires pour le métier. Mais bon, c’est surtout en réalisant à quel point c’était difficile d’avoir une bonne proposition de pain à New York que j’ai pensé à me former et à me lancer.

J’avais envie de faire les Compagnons du Devoir mais j’étais trop vieux. Alors, je me suis reporté sur le French Culinary Institute de New York. Ils ont un gros programme de pâtisserie et un autre en cuisine. Le programme pain, c’est vraiment beaucoup moins connu, mais c’était très appliqué, en phase avec mes besoins et attentes. Et surtout en mode intensif : en dix semaines, on fait le tour des techniques boulangères françaises, le pain mais aussi la viennoiserie et tout ce qui est à base de pâte levée.

C’est tout ce que j’utilise aujourd’hui à L’Imprimerie. On est très transparent avec nos clients : on a ce côté très authentique qui se rattache bien avec mes origines françaises, ces goûts que j’ai aimé quand j’étais petit et que je partage aujourd’hui, donc oui, on est la French Bakery du quartier et on propose ce que nos clients s’attendent à trouver dans une boulangerie française.

Mais on fait aussi quelques petits twists parce qu’on est à New York et qu’on a une communauté beaucoup plus large qu’en France, alors on fait du chocolat avec des jalapenos, des cinnamon rolls avec de la pâte à croissant. On a une esthétique assez Dolly Parton, artisane, limite un peu cheap, mais très, très authentique.

L’artisanat, c’est ça votre ADN ?

Sans doute plus que le côté français, même si je suis ce que je suis. J’assume et je joue de mes origines, c’est certain. Mais ce qui m’intéresse, c’est d’être vrai, d’être honnête et de faire tourner mon business.

On a une démarche de qualité : tout est cuit sur place, le matin, préparé par nos soins. Je ne vois pas l’intérêt de faire de la tarte aux fraises hors saison ou de faire des pâtisseries congelées pour le seul motif de faire plus français. Ce n’est pas notre promesse.

Moi, je propose une autre vision de l’alimentation dans mon quartier, cette idée de slow food et de qualité. Mais aussi de présence et de lieu de vie au cœur de la communauté. Je ne suis pas une coop’, ni une asso de quartier, mais pendant le COVID par exemple, on a été là tous les jours et pour plein de gens, on était un repère.

Nos clients sont des hipsters, des bobos, des gars qui bossent dans la City, mais aussi des gens beaucoup plus modestes, qui travaillent à l’hôpital en bas de la rue. L’idée d’une alimentation de qualité ne doit pas être réservée à quelques-uns. Donc je m’applique à développer un business durable, c’est-à-dire viable économiquement, mais qui s’insère bien dans sa communauté. Mon staff est payé à temps, mes fournisseurs aussi. Mais faut pas rêver : on bosse dur, ce n’est pas le pays des bisounours.

Boulanger, c’est un métier difficile. Dans un contexte difficile.

C’est clair que c’est un métier difficile.

Pendant la pandémie, plein de gens se sont mis à faire du pain chez eux. Et c’est top parce que ça leur a fait du bien dans leur tête. Le pétrissage en soi, c’est assez méditatif. Et puis, il y a l’odeur de la pâte, le contact, la texture. Franchement, donner vie à une miche de pain, c’est une sensation incroyable.

Mais il y a une différence entre faire du pain à la maison en fantasmant sur l’idée de changer de métier et le passage à l’acte. La réalité du job, c’est qu’il faut être là tous les jours, toutes les nuits, à préparer les recettes, façonner les pains, les cuire, etc.

On porte des sacs lourds, on reste debout toute la journée et, par moments, on a ce sentiment de produire, produire, sans lever la tête, même dans un environnement artisanal. Certaines personnes trouvent ça trop dur finalement.

Notre métier, c’est un métier à la fois physique, technique et scientifique, car la pâte est une matière vivante. Selon le chaud, le froid, l’hygrométrie, rien ne réagit de la même façon et ça demande de s’adapter.

Et bien sûr, être boulanger, c’est aussi être chef d’entreprise, avec tout ce que cela signifie dans le monde d’aujourd’hui : communiquer, vendre, manager, recruter. Alors oui, il faut garder les pieds sur terre. Et, moi qui me sens souvent illégitime par rapport aux autres boulangers du fait de mon parcours sinueux, je me dis que sur ce point-là, j’ai peut-être une petite longueur d’avance. En tous les cas, ça m’aide d’avoir fait autre chose avant, pour le business.

Vous avez aussi un côté un peu militant, non ?

Non ! Je ne donne de leçon à personne. Ni sur le pain, ni sur rien du tout. Quand on a lancé L’Imprimerie, on aurait pu faire du gros tapage dans la presse, se faire connaître dans la City, jouer sur cette carte-là, mais je ne me sentais pas légitime à faire ça. Parce que je ne suis pas un de ces boulangers qui font le métier depuis toujours, parce que je n’ai pas fait un CAP comme tous les autres, et peut-être aussi parce qu’aujourd’hui, j’utilise plus mon passeport américain que le français.

Alors oui, y a des trucs qui nous font plaisir, comme quand on a été désignés Meilleur Pain au chocolat de New York : on se dit que les gens reconnaissent qu’on fait le boulot correctement. Mais ça s’arrête là. Moi, je veux seulement faire ça : mon boulot, correctement !

Je veux être au cœur de la vie des gens, créer cet endroit où ils sont contents de venir, où ils se sentent bien. Qu’ils nous reconnaissent pour la qualité de ce qu’on leur vend. Ce sont nos clients qui décident de l’étiquette qu’ils nous mettent.

Ils nous désignent comme la super boulangerie française ou la super boulangerie queer du quartier ? Tant mieux, du moment qu’il y a « super » devant le reste. Je ne suis pas militant, je suis là pour que mes clients viennent et reviennent, pour payer mes factures à la fin du mois et pour avoir du plaisir dans ce que je fais au quotidien.

A quoi ressemble l’avenir pour toi, Gus ?

Je ne sais pas. Qui sait prédire l’avenir ?
L’Imprimerie marche bien ? Tant mieux. On va continuer à bosser dur, comme on fait depuis six ans maintenant. Et à prendre les jours les uns après les autres. Je n’ai pas de projet d’extension, si c’est ça la question.

Ni de retour en France ?

Ni de retour en France, non. Je suis chez moi, à New York, maintenant.

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