Dominique de Font-Réaulx
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Directrice de la médiation et de la programmation culturelle au Musée du Louvre.
Dominique de Font-Réaulx a occupé une succession de postes de haut vol dans les musées les plus prestigieux de France. Elle a été conservatrice du Musée d’Orsay jusqu’à ce qu’en 2008, l’opportunité de superviser le projet d’ouverture du Louvre Abu Dhabi se présente. En 2013, elle devient directrice du Musée Eugène Delacroix. Depuis 2018, elle est conservatrice en cheffe du Musée du Louvre, dont elle dirige la médiation et la programmation culturelle. Jonglant toujours de front de multiples projets, elle organise des expositions acclamées dans le monde entier et contribue également à quantité de livres et de catalogues sur l’histoire de l’art. Enfin, elle est rédactrice en cheffe du magazine « Histoire de l’art » et enseigne à l’École du Louvre, ainsi qu’à Sciences Po.
Dominique était une enfant précoce qui a appris à lire toute seule quand elle avait quatre ans. Elle a découvert Balzac à neuf ans et à l’adolescence, elle s’est prise de passion pour la littérature du XIXe siècle et l’histoire de l’art. Ce qui est peut-être encore plus surprenant, c’est qu’elle se soit inscrite à Audencia. Loin du cliché du petit rat de bibliothèque restant cloîtré toute la journée, elle s’est jetée à corps perdu dans la vie sociale de l’École et a même été élue présidente de l’association des étudiants. Après un MBA aux États-Unis et une incursion dans l’industrie automobile qui a duré quatre ans, elle a été rattrapée par sa passion pour l’art. Elle n’a pas laissé la maternité entraver ses efforts et a réussi l’examen sélectif d’entrée à l’École du Louvre, parfois flanquée de ses jeunes enfants.
Nous découvrons une femme attachante qui pose un regard moderne sur la culture, tout en affichant un goût pour les arts classiques. Elle s’emploie corps et âme à partager sa passion pour les arts et trouve constamment des solutions attrayantes pour faire venir de nouveaux publics dans les musées.
Parlez-nous de votre enfance : êtes-vous née avec un pinceau dans la main ?
Je viens d’une famille bourgeoise où la culture était valorisée. J’ai aussi eu des enseignants merveilleux qui m’emmenaient au musée. Ils organisaient les visites de façon à laisser de la place à la liberté, au dialogue et à l’expérimentation, alors j’ai toujours considéré les musées comme des lieux agréables. Pour autant, mes parents ne m’ont jamais poussée à choisir une carrière artistique.
Ils m’ont, c’est vrai, mis des livres entre les mains dès mon plus jeune âge. Le Lycée français d’Amsterdam, où nous vivions, n’avait pas de maternelle, mais j’ai pu y entrer à quatre ans. J’ai appris à lire en quelques mois avec les enfants de ma classe, plus âgés que moi. Je suis reconnaissante envers mes parents de m’avoir présenté une grande variété de livres, sans jamais les classer par niveau de difficulté ou d’âge de lecture. Quand j’ai eu dix ans, j’ai commencé à dévorer les feuilletons du XIXe siècle, comme « Les Mystères de Paris » ou « Rocambole ». Ce genre peut sembler vieillot, mais c’est prenant et très amusant ! En fait, les plus grands scénaristes étasuniens s’en inspirent encore aujourd’hui. Je suis « tombée » dans le XIXe siècle à travers la littérature et je n’en suis jamais ressortie. J’adore cette période tout en positivisme, en foi dans le progrès avec une fascination pour le fantastique et le surnaturel.
Vous êtes-vous sentie dans votre élément à Audencia ?
J’ai obtenu mon baccalauréat à 16 ans et je n’avais pas de vocation spécifique à ce moment-là, alors mes parents m’ont orientée vers une voie sûre qui pouvait m’offrir un large choix de possibilités de carrière. J’ai fait une « prépa HEC » et je suis entrée à Audencia en 1979.
Le choix de m’inscrire dans une école de commerce aurait pu sembler original, mais il s’avère que j’ai passé des années incroyables à Audencia. Les sciences sociales étaient déjà prépondérantes et l’enseignement des langues étrangères était exigeant. J’ai bénéficié des partenariats existants avec des écoles internationales – on oublie facilement à quel point c’était innovant pour l’époque. J’ai appris la stratégie par l’analyse d’études de cas, ce qui était relativement nouveau et aujourd’hui encore, je me passionne pour cette discipline.
Je n’ai eu aucun mal à m’intégrer et j’ai énormément aimé diriger l’Association des étudiants. L’École nous laissait beaucoup de liberté dans la façon dont nous pouvions fonctionner. Je garde d’excellents souvenirs de l’organisation de concerts et de toutes sortes de grandes fêtes, qui, étonnamment, n’ont pas eu d’incidence sur mes résultats académiques. Quand j’y repense, nous avons été très chanceux d’être étudiants dans ces années-là ! Malheureusement, cet air de liberté s’est raréfié après 1983 avec l’émergence du sida et du chômage de masse.
Peu après votre entrée dans la vie active, vous avez réalisé que vous n’étiez pas faite pour le monde de l’entreprise et vous vous êtes réorientée vers les arts. Regrettez-vous d’avoir choisi la mauvaise voie au départ et d’avoir perdu votre temps ?
À Audencia, j’ai obtenu une bourse pour faire un MBA aux États-Unis. Quand je suis rentrée en France, le contexte économique s’était dégradé et je me mis la pression pour trouver un travail rapidement afin de rembourser mon prêt étudiant. J’ai essayé d’entrer chez IBM et je me suis pliée à une longue série de tests. Je me souviens avoir reçu un appel de leur responsable RH qui m’a avoué que mon cas les laissait perplexes. Ils avaient rarement vu un tel écart entre les résultats des tests logiques, auxquels j’avais excellé, et ceux des tests comportementaux, qui indiquaient que j’aurais du mal à m’adapter à leur culture d’entreprise. En d’autres termes, je n’étais pas suffisamment docile pour eux… J’ai trouvé mon premier poste rapidement, dans l’équipe marketing chez Ford, où je suis restée quatre ans. Ensuite, j’ai été débauchée par BMW qui m’a confié la direction publicitaire. Aujourd’hui, je réalise à quel point c’était insensé, car je n’avais alors que 25 ans.
J’ai eu une révélation peu de temps après : je n’étais pas épanouie, simplement parce que je n’étais pas faite pour le monde de l’entreprise. J’ai repris mes études depuis le début, cette fois à l’École du Louvre et à la Sorbonne. Il se trouve que j’obtenais d’excellents résultats, alors que j’élevais en parallèle trois enfants en bas âge, que j’amenais parfois avec moi dans les amphithéâtres… mais c’était une autre époque ! J’ai compris que j’avais trouvé ma voie. Ensuite, j’ai obtenu mon diplôme de l’École du Patrimoine et je suis devenue conservatrice.
Mon seul regret serait peut-être d’être entrée sur le marché du travail à 22 ans. Pour le reste, je suis globalement satisfaite de mes choix de vie, parce que je parviens toujours à tirer parti des avantages de la situation dans laquelle je me trouve. Je ne considère pas que mon incursion dans le commerce fut une perte de temps, parce que j’ai acquis des compétences dont je récolte les fruits aujourd’hui encore.
Selon vous, quelles sont les principales qualités qui expliquent votre ascension jusqu’au poste prestigieux que vous occupez actuellement ?
Je pense avoir de bonnes compétences interpersonnelles et au cours de mon stage à la Bibliothèque Nationale, puis dans d’autres institutions, j’ai noué des liens étroits avec mes mentors. Ils se sont impliqués dans mon développement et ils m’ont fourni des orientations inestimables tout au long de mon évolution professionnelle.
L’esprit de stratège que j’ai aiguisé à Audencia s’est illustré de manière particulièrement fortuite. En 1997, un incendie a dévasté une grande partie du Musée des Monuments français où je travaillais. Face à cette crise soudaine, j’ai réussi à garder la tête froide et à prendre des décisions importantes sur le vif. En hiérarchisant les œuvres d’art qu’il fallait sauver, j’ai appris par la manière dure la signification du mot « conversation » ! Je n’ai pas hésité à toquer à la porte de certains des acteurs du monde de l’art les plus influents pour solliciter leur aide.
Une troisième qualité qui m’a aidée professionnellement, c’est la détermination. Quand Henri Loyrette, le président du Musée du Louvre, m’a confié la charge de superviser la coordination scientifique du Louvre Abu Dhabi depuis le Louvre en 2007, je me suis interrogée sur mon adéquation pour le poste. Quand j’ai réalisé le potentiel unique d’une telle institution, j’ai su que ce serait l’opportunité d’une vie et je n’ai pas hésité une seconde de plus. Le projet était très controversé : sur les 65 conservateurs du Louvre, plus de 50 avaient signé une pétition s’y opposant. Je me suis fait l’ardente défenseure du projet et je suis si heureuse qu’aujourd’hui, le Louvre Abu Dhabi ne soit pas simplement accepté, mais largement acclamé.
Que répondriez-vous à celles et ceux qui pourraient croire que votre poste sent un peu la poussière et qu’il est déconnecté du monde réel ?
Je suppose que cette idée fausse est liée à l’âge des objets sur lesquels nous veillons. Au Louvre à Paris, le plus ancien date de l’âge néolithique. Mais comme je l’ai malicieusement rappelé aux trois derniers présidents français, le musée en tant qu’institution n’a que 220 ans. C’est une création moderne et révolutionnaire initiée par la République. Comme le prouve le Louvre Abu Dhabi, où qu’ils se situent, les musées font la promotion des valeurs d’humanisme, de transmission et de tolérance.
Regardez les célébrations qui ont entouré la réouverture du Louvre après le confinement lié à la COVID-19, c’est le signe que les musées sont profondément ancrés dans la société. J’ai été tellement touchée par la couverture qu’en a fait la presse. Au-delà de la conservation, ma mission est avant tout une affaire de partage et je ne peux pas la remplir pleinement si je suis déconnectée des réalités de la société actuelle. Quand j’ai commandé l’exposition « Mythes fondateurs » au Louvre, par exemple, le cinéma moderne fut une source d’inspiration essentielle. Je suis fière d’avoir pu inclure le masque original de Dark Vador ! L’une de mes plus belles réussites est un partenariat que j’ai établi entre le Musée Delacroix et la Fondation Lilian Thuram « Éducation contre le racisme ». Nous avons régulièrement invité des enfants des banlieues désavantagées qui n’avaient jamais mis les pieds dans un musée auparavant. L’expérience fut une révélation et véritablement magique pour des milliers d’enfants. Pour moi, ce type d’initiative transformatrice fait partie intégrante de mon travail.

Vous avez dirigé le musée Delacroix, travaillé au musée d’Orsay et au Louvre… les institutions les plus vénérées et porteuses de charge émotionnelle en France. Comment faites-vous pour surmonter le syndrome de l’imposteur ?
Avec mes homologues conservateurs, nous plaisantons souvent sur le fait que quand nous étions jeunes, nous étions tous des imposteurs ! Mais honnêtement, avec près de trente ans d’expérience, je me sens légitime maintenant. Cela ne veut pas dire que je ne doute pas et que je ne fais pas d’erreurs. Simplement, j’ai appris à gérer mes incertitudes. Premièrement, je m’efforce toujours de porter un regard neuf sur mon sujet de travail, même si j’en suis spécialiste. Plus je m’interroge, moins je doute. Deuxièmement, je ne travaille pas dans mon coin, en particulier sur les projets complexes. Par exemple, il était indispensable d’échanger des idées avec les autres équipes quand on m’a chargée de développer un programme de soirées gratuites au Louvre les samedis. Nous avons organisé des jeux pour les enfants, des concerts de musique classique, des spectacles de danse, des coins lecture… C’était incroyable de voir les visiteurs découvrir ou redécouvrir le Louvre. Nous avons assisté à des échanges forts en émotions. Mais cela n’avait jamais été fait auparavant et pour l’équipe, il était stimulant d’apporter des modifications afin d’améliorer le programme en cours de route.
Comment concevez-vous la réussite ?
Je vois trop de personnes paralysées par la peur de l’échec. En toute franchise, j’ai connu pas mal de déceptions. Mais le seul moyen de progresser, c’est d’essayer et de se tromper. Et contrairement à ce qu’on nous fait croire aujourd’hui… ça n’arrive pas du jour au lendemain. C’est pour cette raison que je fulmine quand j’entends ces histoires de start-up à la croissance fulgurante. Je pense également que la réussite est souvent un peu une imposture. Par exemple, en qualité de conservatrice, je peine à comprendre pourquoi certaines de mes expositions ont déplacé les foules alors que d’autres ont fait un flop. En réalité, j’investis la même quantité d’effort et de passion dans chacun de mes projets. J’ai ainsi réalisé que ma part dans la réussite d’un projet était somme toute limitée. D’autres personnes décident si mon travail est réussi ou pas, influencées par l’esprit du temps.
Quel est votre secret pour décompresser ?
Ça peut sembler paradoxal, mais je suis rarement stressée, précisément parce que je suis une personne relativement anxieuse. J’ai dû faire face à une maladie grave et depuis que j’ai frôlé la mort, j’ai une conscience aiguë de la fragilité de la vie. Le fait d’être préoccupée par des questions profondément métaphysiques me protège des tensions quotidiennes de l’existence. Tout est relatif !
Pour garder le nord, je veille également à m’investir dans une multitude de projets. J’ai appris tôt que si vous vous lancez dans une seule tâche et que les choses ne se passent pas comme vous le souhaitiez, c’est votre monde entier qui s’effondre. Il m’arrive de passer des mois à préparer une exposition qui ne voit pas le jour par manque de financement et ça peut être assez décourageant. Mais dans ce cas, je reporte mon attention sur d’autres projets, par exemple un numéro spécial du magazine « Histoire de l’Art », dont je suis rédactrice en cheffe. Ce recentrage m’aide à garder le moral et à ne pas perdre mon énergie.
Participez-vous au développement d’Audencia ? Quel serait votre conseil pour aider l’École à grandir durablement ?
Il y a quelques années de cela, le pôle Audencia Alumni m’a invitée à recevoir le prix de la « carrière la plus atypique ». Depuis, on m’a demandé de parrainer la promotion Grande École 2016, ce qui m’a beaucoup touchée. Par la suite, on m’a invitée à rejoindre le conseil d’administration de l’École. J’aime l’idée d’être impliquée dans la direction stratégique d’une institution comme Audencia. Ma recommandation, c’est qu’Audencia se garde d’imiter les écoles du haut du tableau. Depuis les années 1980, l’École tire sa force de sa dimension internationale, de son ouverture sur la culture et d’une sorte de liberté de ton en matière d’éducation. Audencia doit rester fidèle à ses valeurs et à sa singularité.

Quel message aimeriez-vous faire passer aux étudiants qui obtiendront leur diplôme cette année ?
Je n’ai jamais établi de plan de carrière et je n’en ai toujours pas ! Je ne tiens pas à prodiguer de conseils définitifs en matière de carrière professionnelle, mais je peux néanmoins rassurer les étudiants sur le fait qu’ils n’ont pas besoin d’avoir un plan sur dix ans bien arrêté. Je pense qu’une carrière épanouissante se résume à quelques décisions importantes, mais ça suppose également de rester en alerte et ouvert aux possibilités. Une fois que vous êtes engagé dans une voie, il faut impérativement se donner à fond. Et même si vous êtes très occupé, empruntez les chemins de traverse. J’ai à cœur d’aller visiter les petits musées partout dans le monde et c’est incroyable tout ce que j’y apprends.
Quelle est votre œuvre d’art favorite chez vous ?
Ma préférence va à un vase Daum d’inspiration art nouveau un peu spécial. Il est doublement précieux à mes yeux : c’est un objet magnifique qui m’a été offert par l’une de mes étudiantes émiriennes. Elle faisait partie des premiers étudiants du mastère « Histoire de l’art et métiers des musées » que nous avons mis en place à Abou Dhabi. Je suis très attachée au symbole de transmission que je vois dans cet objet.