Didier Gaffinel
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Directeur général adjoint, Crédit Agricole CIB
Interview réalisée en 2022. Actuellement, Didier Gaffinel est toujours Directeur Général Adjoint chez Crédit Agricole CIB à Paris
En 2022, Didier Gaffinel a célébré ses 30 ans de carrière au Crédit Agricole. Après 16 ans dans le domaine de la banque d’investissement connu pour son rythme effréné, il s’est tourné vers des fonctions de direction, héritant des responsabilités inhérentes à la gestion de plusieurs divisions comptant plus de 800 employés. Quel est le secret de cette longévité ? Didier l’impute à sa motivation et à son esprit compétitif, ainsi qu’à sa faculté de sentir quand ses ressources physiques tarissent.
À l’ère de l’hypermobilité professionnelle, une carrière aussi linéaire semble insolite. Mais quand Didier retrace le chemin parcouru, on sent une grande loyauté pour l’entreprise, une valeur qui se fait rare de nos jours. Il est reconnaissant envers un groupe qui lui a donné l’opportunité de progresser et même de se réinventer plus d’une fois. Il a dirigé des opérations emblématiques avec des entreprises françaises bien connues, par exemple pour la renationalisation du groupe d’ingénierie Alstom qui se trouvait alors en difficulté, ou pour la privatisation de Gaz de France.
Pour autant, son engagement envers le groupe ne l’empêche pas d’imaginer à quoi ressemblera sa vie après le Crédit Agricole… et qui pourrait le voir troquer son costume-cravate pour une salopette et des bottes en caoutchouc.
Partons à la rencontre d’un homme qui s’efforce d’être – selon ses propres termes – « un gars bien, fidèle à ses convictions ».
Quelles sont les valeurs avec lesquelles vous avez grandi et qui vous accompagnent encore aujourd’hui ?
J’ai grandi à Paris dans un environnement familial relativement traditionnel. Mon père était dans le secteur industriel. Dans les années 1980, vers la fin de sa carrière, il était directeur adjoint d’une filiale de ce qui était alors l’énorme groupe Thomson. Ses fonctions étaient internationales, alors il était souvent absent. Mes parents me voyaient devenir ingénieur et poursuivre avec un MBA. Dans leur esprit, c’était la meilleure voie pour ouvrir les portes de la réussite dans le monde des affaires. Cependant, j’ai vu à quel point certains de mes amis trimaient en école d’ingénieur et ça m’a dissuadé. Alors contre l’avis de mes parents, j’ai choisi de faire une classe préparatoire HEC et j’ai étudié au Lycée Pasteur à Neuilly-sur-Seine.
Le respect, l’équité et le sens de l’émulation sont des valeurs communes aux membres de ma famille. Elles ont fait partie de mon éducation culturelle et, je crois, de mon patrimoine génétique. Je pense que ce sont des traits de personnalité importants qu’il faut acquérir pour percer dans mon domaine. Le secteur de la banque d’investissement requiert une volonté féroce de réussir face à la concurrence. Cependant, l’intégrité et l’honnêteté sont également des valeurs clés dans le système bancaire, car elles sont essentielles pour gagner la confiance des clients. On oublie souvent que le mot « crédit » vient du latin « credere », qui signifie faire confiance.
Quel est le meilleur souvenir de vos années à Audencia ?
En 1984, quand j’ai commencé à Audencia, l’École s’appelait encore « ESCNA ». C’était la première fois que je quittais la maison, alors ce fut à la fois un choc et une révélation, de ce qui s’offrait à moi. J’ai rencontré de belles personnes, dont certaines sont encore des amis proches. Nous essayons de nous retrouver chaque année pour une « réunion de la promo 87 ».
Dans les années 1980, l’École envoyait tous les étudiants à l’université d’État de l’Ohio et ce fut une période vraiment très spéciale. Le trimestre que j’y ai passé au printemps fut l’un des moments forts de mon expérience à Audencia. Avec quelques amis, nous avons terminé notre séjour par une virée en voiture de deux mois allant de la Californie et la Vallée de la Mort à Disney World, La Nouvelle-Orléans et New York. Pour quelqu’un qui ne s’était jamais aventuré très loin de Paris, ce fut une sacrée aventure !
Quels choix as-tu faits au début de ta carrière ?
À Audencia, j’avais choisi la finance comme spécialisation, parce que c’est là que je me sentais le plus à l’aise : les chiffres ne mentent jamais. Après cela, j’ai parfait ma formation avec le DECF en comptabilité.
Je suis parti pour Londres où j’ai exercé en qualité d’analyste financier chez HSBC. Faire mes premiers pas dans la finance au cœur de la « City », c’était grisant, et c’est peu dire. J’aurais simplement aimé rencontrer plus de Britanniques, au lieu de rester au sein de la communauté française.
À Paris, influencé par mon père, j’ai intégré le département financier d’Elf Aquitaine, une grande compagnie industrielle où j’ai été Directeur adjoint de la trésorerie pendant deux ans et demi. Ayant fait l’expérience des services bancaires et des services aux grandes entreprises, j’ai décidé de m’essayer à la banque d’investissement, que je voyais comme une opportunité de jongler avec les deux univers. J’ai intégré la première unité de la banque de financement et d’investissement du Crédit Agricole (CA CIB). C’était en 1992… autant dire que j’ai soufflé mes 30 bougies avec un gâteau spécial au bureau !
Quel genre de satisfaction professionnelle le travail dans la banque d’investissement vous a-t-il apporté ?
Je me suis tourné vers ce domaine pour le fun et les frissons. Comme tous les novices, j’ai commencé par faire beaucoup de calculs, ce que, pour être honnête, j’ai beaucoup aimé. Cependant, c’est quand j’ai commencé à rencontrer les clients que j’ai découvert la partie stimulante du travail. À mesure que je cumulais de l’expérience et que je gravissais les échelons, j’ai supervisé davantage d’aspects des transactions, dont je discutais avec les directeurs financiers et les directeurs généraux. Un cercle vertueux s’est alors installé : j’apportais une expertise spécifique et en retour, j’apprenais beaucoup de ces profils capés. J’ai commencé avec le financement par emprunt, et en particulier le rachat par endettement, que le Crédit Agricole fut le premier à introduire en Europe. Ensuite, je suis passé aux fusions et acquisitions, et de 1998 à 2011, aux marchés de capitaux.
Ce que j’aimais le plus, c’est que chaque opération commençait par une feuille blanche. La difficulté est de trouver des idées d’opérations qui seraient attractives pour le client, puis d’essayer d’obtenir le mandat pour le faire. Ensuite vient la phase d’exécution, qui s’accompagne invariablement d’une multitude de complications. Chaque opération est un parcours qui exige de la résilience et qui nécessite de passer beaucoup de temps avec les actionnaires, la direction et des investisseurs en fonds propres disséminés aux quatre coins du monde. Cela étant, tous ces efforts sont récompensés quand on mène le projet à son terme et qu’on éprouve un sentiment de satisfaction.
Quelle est l’opération dont vous êtes le plus fier ?
En 2005, la privatisation de Gaz de France était une transaction très regardée et nous intervenions en qualité de conseillers auprès de l’État français. J’avais des réunions hebdomadaires avec la direction générale du client au ministère des Finances, et j’ai mis sur pied le comité directeur chargé de gérer le processus, ce qui m’a demandé six mois de travail. Cependant, l’opération dont je suis le plus fier n’est pas nécessairement la plus importante, mais probablement l’introduction en bourse de l’Olympique lyonnais. C’était fascinant d’examiner en profondeur le modèle économique sous-jacent d’un club de foot et de travailler sur une marque aussi emblématique.

Quelle était ta routine de travail dans ces années-là ?
Je ne vais pas édulcorer la réalité : on ne réussit pas dans ce secteur sans longues journées de travail acharné. Ce n’était probablement pas du niveau de ce qu’on peut voir dans les grandes banques américaines comme Goldman Sachs et Morgan Stanley, mais je faisais régulièrement des journées de 12 à 14 heures. Maintenir ce rythme toute l’année pendant plus de quinze ans est éprouvant et peut être difficile à allier avec une vie de famille riche. Mais les ondes positives qu’on ressent quand une opération aboutit m’ont aidé à tenir. C’est addictif, comme le sport.
Il m’est arrivé quelques fois d’avoir une prise de conscience juste avant de mettre ma santé en danger et j’ai dû lever le pied.
En 2005, j’ai accepté un poste de direction et j’ai progressivement délégué la charge fastidieuse de créer des tableurs et des présentations à des collègues moins expérimentés.
Votre fonction est très différente aujourd’hui. Quel aspect trouvez-vous le plus satisfaisant ?
En 2011, je suis passé dans l’assurance, où mon rôle n’était plus de structurer et d’exécuter des transactions, mais de m’occuper d’une douzaine de clients, principalement dans le secteur du luxe (LVMH, PPR) et du commerce de détail (Casino). Je devais comprendre leurs besoins, leur stratégie, être pertinent et renforcer les relations pour faire revenir la branche d’activité au moment propice. Et quand ils donnaient le feu vert à la banque pour une opération, je transmettais le dossier à une autre équipe qui le mettait à exécution. Ça relevait bien plus des compétences relationnelles.
Quant à mon poste actuel, il est purement managérial. Je dirige le secteur de la couverture mondiale et de la banque d’investissement, ce qui représente 800 employés dans 30 pays. Comme je suis à l’origine un homme de terrain, le recrutement et l’établissement des équipes ne se sont pas faits du jour au lendemain.
Avec les autres membres du comité exécutif, mon objectif est d’imaginer ce que sera le CA CIB de demain. Ce que je trouve excitant, c’est de développer l’activité en ouvrant de nouvelles frontières. Une nouvelle branche d’activité particulièrement intéressante est le conseil et le financement de la transition énergétique. Le CA CIB est pionnier dans le domaine du financement durable. Nous sommes leader mondial pour l’émission d’obligations vertes et le conseil à des clients du monde entier. Nous avons les moyens financiers de développer cette activité et d’avoir un impact majeur et ça, pour moi, c’est gratifiant.
Quelle est votre stratégie pour décompresser après le travail ?
Le sport occupe une place importante dans ma vie depuis que je suis tout petit et je fais toujours de l’exercice les week-ends. C’est ma soupape préférée face au stress et mon échappatoire. Auparavant, je courais des semi-marathons et je participais à des tournois de tennis, mais depuis que j’ai passé la barre des 50 ans, je me suis mis à des sports plus doux, en particulier au cyclisme. J’adore le golf… si seulement une partie pouvait durer moins longtemps !
Y a-t-il un aspect de votre carrière que vous seriez tenté de réécrire ?
Je ne changerais rien et je ne regrette certainement pas d’être resté dans la même boîte toutes ces années. L’important, c’est d’expérimenter plusieurs fonctions, surtout en début de carrière, afin d’enrichir ses compétences et de se réinventer. Je ne suis jamais resté plus de six ou sept ans au même poste et je suis reconnaissant des opportunités que le groupe CA m’a offertes.


Quels sont vos liens avec Audencia aujourd’hui ?
Je n’ai jamais totalement coupé le cordon. Chaque jour, je suis reconnaissant de ce que l’École m’a apporté, alors naturellement, je souhaite donner en retour. Je représentais et je mettais en avant le groupe du Crédit Agricole à divers forums étudiants à Audencia, et j’ai enseigné quelques cours centrés sur des études de cas. Chaque fois que je le peux, j’essaie de donner aux jeunes diplômés un petit coup de pouce.
Ce que j’apprécie à propos des Audenciens, c’est que nous partageons un sentiment de fierté sans aucune arrogance. Nous savons que l’institution n’est pas tout en haut du tableau et ça nous confère une sorte de liberté. Je me souviens que déjà quand j’étais étudiant, les enseignants nous encourageaient avec le mantra « osez ! ». Alors mon premier conseil aux diplômés, c’est d’être fier de son diplôme et de ne pas se laisser intimider par d’autres qui sont sortis d’institutions prétendument plus prestigieuses. Si je prends mon cas en exemple, je peux vous assurer que ma formation ne m’a jamais desservi, bien au contraire !
Avez-vous commencé à imaginer à quoi pourrait ressembler votre vie après le Crédit Agricole ?
Tout à fait. Il est probable que j’enseignerai à temps partiel. J’adorerais également lancer ma propre activité autour du vin, l’un de mes centres d’intérêt de longue date. Certaines des opérations que j’ai eu le plus de plaisir à superviser ont concerné des clients vinicoles, comme l’introduction en bourse des champagnes Laurent Perrier. Et j’ai investi dans des start-ups de l’industrie du vin. Ma famille a cette passion dans le sang, car une partie de mes ancêtres étaient dans le commerce du vin et le transport de marchandises au XIXe siècle. Ils étaient basés à Sète, dans le sud de la France, ils importaient du bois d’Europe de l’Est, qu’ils transformaient en fûts pour les expédier en Amérique. Et ma famille possède des vignes depuis plusieurs générations. Un de mes rêves les plus fous serait d’avoir un petit vignoble à moi. Mais plutôt que de plonger la tête la première, je m’inscrirais à un MBA spécialisé dans l’industrie du vin. Parce que je suis bien conscient que c’est une chose d’être un connaisseur de vins et d’en comprendre le modèle économique, mais c’en est une autre de savoir comment cultiver du raisin et en tirer un produit dont je pourrais être fier.
On devrait se sentir vraiment privilégié, si notre santé le permet, de savoir qu’on peut aujourd’hui commencer une nouvelle vie à 60 ou 65 ans. Pour les vingt prochaines années, je me vois bien grand-père/entrepreneur !
En une phrase ou deux, quelles sont vos prédictions pour l’économie mondiale ?
Je ne doute absolument pas que l’économie mondiale se relèvera, mais je suis aussi très lucide sur le fait que cette crise a creusé les inégalités, entre les pays riches et les pays pauvres, entre les pays relativement sûrs et ceux qui n’ont pas le filet de sécurité apporté par un système de santé public. Alors c’est une route sinueuse qui nous attend, mais l’avenir est radieux. Je suis un optimiste réaliste !
Parlez-nous d’une chose que vous êtes impatient de faire cette semaine ?
Paradoxalement, les conditions de travail extraordinaires auxquelles nous nous sommes adaptés depuis le début de la pandémie ont multiplié les opportunités de « voyager », même si ce n’est que virtuellement. J’avais l’habitude de sauter dans un avion une ou deux fois par mois. Désormais, je « rends visite » à mes clients tous les jours sur tous les continents. Ce matin, assis dans mon bureau à Montrouge près de Paris, je bavardais avec des clients au Japon et nous comparions la façon dont la crise sanitaire a été gérée dans nos pays respectifs. J’attends toujours avec impatience ces opportunités d’améliorer ma connaissance d’autres cultures. Ces fenêtres d’échappatoire sont ce que je retiendrai de cette période.