Delphine Francois Chiavarini
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Vice-présidente du marketing mondial | Fortune Brands Innovations
Pour Delphine François, une carrière est un itinéraire dont il faut décider soi-même, sans craindre les détours imposés, ni oublier que les lignes d’arrivée ne sont jamais que des étapes. C’est ainsi qu’une jeune femme originaire de région Parisienne atterrit à Cleveland, Ohio, après avoir étudié à Nantes, sillonné la planète et vécu dans seize villes et cinq pays différents.
Mais, du prestigieux groupe LVMH à Moen, leader nord-américain de robinetterie, le parcours professionnel de Delphine François est une itinérance maîtrisée et réfléchie avec pour boussole, la stratégie de marque, la recherche constante d’efficacité et un leadership humain et positif pour les hommes et la planète.
Quand on rêve d’Amérique, on ne pense pas immédiatement à Cleveland : qu’est-ce qui vous a menée dans l’Ohio ?
Je n’ai choisi ni Cleveland, ni l’Amérique et je n’avais d’ailleurs pas l’idée d’une carrière internationale en rejoignant Audencia. En revanche, j’ai toujours voulu faire une école de commerce, des études un peu à contre-courant de mon histoire familiale. Mes parents, des ‘self-made men’, ne me projetaient pas dans ce genre de cursus, même si j’étais douée à l’école.
L’année de mes treize ans, lors d’un voyage aux États-Unis, j’ai rencontré un garçon qui étudiait à HEC : ce qu’il m’en a raconté m’a immédiatement séduite. J’aimais l’idée d’un parcours généraliste ouvrant de multiples opportunités. Je n’avais pas encore un métier en tête, mais j’aimais l’idée d’avoir le choix.
Vous n’avez jamais changé d’avis ?
Non. Je suis entrée en classe préparatoire et, à la fin de ma première année, j’ai choisi de me présenter au concours d’entrée d’Audencia, au grand dam de mes profs de prépa qui me voyaient plutôt enchaîner ma deuxième année pour avoir HEC ou une autre parisienne.
Je ne voulais pas perdre de temps et aller directement vers des matières concrètes et le business. Ce qui m’attirait, c’était l’univers du luxe et des cosmétiques, alors je me suis lancée dès mon premier stage, chez L’Oréal, qui m’a ouvert de nombreuses portes. Celles de Cartier pour mon stage de fin d’études ou du groupe LVMH où j’ai fait mes classes après mon diplôme. J’ai appris les fondamentaux de la stratégie de marque au Bon Marché, où j’étais responsable du rayon cosmétique, puis au sein de la Division Parfum de Givenchy.
C’est assez éloigné de ce que vous faites aujourd’hui ?
Oui et non. Le lien, c’est la stratégie de marque. Mais c’est vrai que j’ai découvert rapidement que l’univers du luxe ne m’intéressait finalement pas assez pour y faire carrière : c’est encadré et répétitif. Ça manque, à mon goût, d’un peu de sel, car les marques sont déjà bien établies, connues, avec des codes posés, ce qui laisse peu de place à l’innovation et à la créativité.
Ce que j’aime, c’est résoudre un problème de marque et opérer des repositionnements stratégiques. Donc, je me suis orientée vers d’autres secteurs d’activité, mais, dans le luxe, j’ai appris beaucoup et posé de solides bases à mon profil professionnel, dont ont découlé de nombreuses opportunités ensuite.
C’est aussi le moment où votre carrière s’est internationalisée. C’était un choix ?
Plutôt une opportunité. Après LVMH, j’ai rejoint Newell Rubbermaid, un groupe américain spécialisé dans le rachat et la restructuration de marques de biens de consommation, Graco ou Reynolds pour les plus connues. Ils cherchaient un profil fort en luxury branding pour accompagner la transformation des marques Parker et Waterman en Europe. Deux marques récemment rachetées au Groupe Gillette et dont le capital de marque était assez affaibli.
L’intérêt du job, c’était aussi que cet énorme groupe américain fonctionnait en Europe en mode start-up, avec un champ des possibles quasi infini en termes de construction de marque. C’est là que j’ai développé ce qui allait devenir mon modus operandi sur chaque mission professionnelle : régler des problématiques stratégiques au service du business et du résultat.
Je suis restée douze ans chez Newell Rubbermaid et c’est effectivement le moment où j’ai commencé à voyager, d’abord à Atlanta où se trouvait le siège du groupe et donc mes patrons, puis en Belgique, en Suisse, en Chine. À un moment, je faisais une semaine aux USA, une semaine en Europe, une semaine en Chine, and repeat.

Quand on atteint ce niveau de responsabilité, comment ce mode de vie est-il compatible avec une vie personnelle et une famille ?
Grâce à la planification : c’est pour moi une quasi-obsession, dans le boulot et la vie quotidienne, mais c’est vital avec un mode de vie comme le mien.
Quand mes filles sont nées, leur père était freelance et assistait le quotidien quand je n’étais pas là. Mais je restais très présente dans leur vie. J’ai d’ailleurs compilé de belles anecdotes de maman allaitante en voyage : je m’étais fait ma petite réputation auprès des hôtesses auxquelles je demandais de stocker mon lait dans les frigos des avions.
Comme toutes les vies, celle-ci était un challenge, mais ça a été très formateur aussi pour mes filles, qui m’ont toujours vue décider de ma vie sans renoncer à la maternité ni à ma carrière. Et oser !
Elles ont aussi acquis une certaine capacité de résilience à travers ce parcours. Aujourd’hui, elles sont équilibrées, autonomes et confiantes. L’une est à l’ESCP et s’assume parfaitement : après Paris, elle vient d’emménager à Madrid en gérant tout de A à Z. Elle aime le mouvement. L’autre a quinze ans et un besoin d’ancrage plus fort, mais elle adore l’idée de découvrir le monde si elle peut ensuite rentrer à la maison. Quelle que soit leur manière de le traduire aujourd’hui, elles ont acquis une grande ouverture sur le monde et l’idée qu’il faut être audacieux dans la vie, provoquer sa chance et son destin.
L’audace est un marqueur fort de votre parcours.
Absolument. Mais l’audace, c’est aussi la chance que l’on provoque, les rencontres opportunes qui arrivent au bon moment parce qu’on sait les accueillir.
C’est ce qui m’a permis d’évoluer d’un profil de brand expert à General Manager en douze ans chez Newell Rubbermaid. J’ai saisi des opportunités qui m’ont donné une forte visibilité au sein du board, comme avec l’intégration de la marque Dymo, par exemple. J’avais les coudées franches, car mon boss ne connaissait pas vraiment l’Europe et faisait pleinement confiance à mon orientation hyper business et résultats.
C’est ainsi que je suis devenue Global President de la Business Unit Office Technology avec un chiffre d’affaires annuel de 600 millions de dollars, dont la moitié en Europe, le reste aux USA, en Amérique Latine et en Chine.
Saisir une opportunité m’a ainsi permis d’en générer de nouvelles, et ainsi de suite, jusqu’à devenir General Manager Europe de Newell Rubbermaid, gérer le transfert du siège social de France vers la Suisse et refondre complètement la profitabilité de la région, en ayant survécu à trois CEO et de nombreuses transformations.

Pourquoi être partie ?
Je commençais à avoir fait le tour : le risque de routine devenait fort. J’ai un besoin constant de challenge. Et l’entreprise se transformait en corporation à l’américaine avec des fonctions supports centralisées, laissant moins d’espace stratégique au General Manager.
Ecolab m’a contactée pour un poste de General Manager Europe, basé en Suisse, où je résidais à ce moment-là. Ils manquaient de profils capés en stratégie car ils avaient surtout grandi par promotion interne et cherchaient des profils atypiques pour challenger la pensée dominante très américaine.
Mais le recrutement a pris une nouvelle tournure lorsque j’ai rencontré le CEO à Minneapolis. Lui me projetait sur un poste aux US à l’issue d’une période d’onboarding stratégique de six mois. C’est comme ça que je me suis retrouvée à diriger la plus grosse division américaine d’Ecolab, qui déployait des solutions de sécurité alimentaire et d’hygiène pour l’agroalimentaire, les Coca, Heinz, Cargill, etc.
Au moment où le Big Food américain perdait des parts de marché à tout-va au profit des farmers markets, du bio et du local, ce n’était pas un cadeau. Notre profitabilité était mauvaise et il fallait identifier de nouvelles pistes de croissance. Le défi était de taille et je m’y suis engagée à fond, mais je me suis rendu compte assez vite que j’avais commis une erreur.
Laquelle ?
Celle d’avoir succombé aux sirènes du changement, un beau package, l’expérience américaine, alors que je voulais quitter Newell Rubbermaid. Je n’avais pas fait mes due diligences, mon travail de recherche sur l’entreprise que je rejoignais. Et je me suis retrouvée dans une culture professionnelle qui ne me convenait pas et une appétence au changement trop superficielle. Je ne m’y sentais pas bien, mais c’était difficile de l’admettre, d’autant plus que je venais d’emménager aux USA avec toute ma famille et que mon visa était lié à mon emploi.C’était angoissant, mais j’avais 42 ans et peur de me retrouver dans une carrière qui ne me correspondait plus. Peur de ne plus être heureuse dans mon job. Bouger a été une décision très personnelle. Je me suis confiée à ma bonne étoile et j’ai bien fait.J’ai été chassée par un cabinet de recrutement qui m’a mise en relation avec Moen, un double coup de cœur professionnel pour l’entreprise, sa culture, son projet et son équipe de leadership. Face à moi, j’avais des personnes sincères, mettant l’humain au premier plan, des gens qui font ce qu’ils disent aussi.Fortune Brands Innovation, c’est un bouquet de marques évoluant dans une industrie en pleine croissance, mais aussi en pleine mutation : l’entreprise avait un gros besoin d’acteurs de la transformation et je me suis pleinement épanouie dans tous les jobs que j’ai occupés depuis bientôt sept ans. J’ai le sentiment d’être enfin devenue le leader que je souhaitais être, au service du business bien sûr, mais aussi en donnant confiance et en faisant monter en compétence mes collaborateurs. Quand j’ai démarré, on disait de moi que j’avais les dents qui rayaient le parquet. Aujourd’hui, on dit que je suis un leader ultra-humain, qui place les gens en position de réussite. Pour moi, c’est un changement fondamental : ce leadership humain, c’est la trace que je veux laisser.

Votre carrière semble avoir connu deux grandes phases, d’ascension et d’épanouissement.
Oui, quand je regarde en arrière, je me dis que chaque brique de mon parcours a eu son importance : apprendre les fondamentaux du business dans de grandes entreprises avant de s’aventurer, prendre des risques, pour progresser. Aujourd’hui, je suis libre de mes choix et de mon avenir, forte d’une expérience que j’aimerais partager.
Je ne sais pas encore comment, sous quelle forme, mais je sais que j’aimerais voir plus de femmes mener des parcours comme le mien : oser, se lancer, même si elles ne répondent pas à toutes les caractéristiques d’une offre d’emploi. La transmission sera donc sans doute le marqueur fort de cette prochaine étape dans mon parcours.
Et du temps pour moi. Mes filles grandissent, elles ont moins besoin de moi. J’ai moins à me prouver à moi-même aussi : l’occasion peut-être de prendre du temps pour voyager, pour lire, pour faire des rencontres, d’être utile à la société différemment. Mon seul regret, peut-être, c’est de ne jamais être partie trois mois avec un sac à dos pour parcourir le monde : en sortant d’Audencia, j’avais un prêt étudiant à rembourser et pas le temps pour ça. Mais aujourd’hui, c’est différent.
Que va-t-il se passer maintenant ? À quoi ressemble l’avenir ?
Je rentre de quinze jours en Tanzanie où je n’ai pas pris un seul appel : je me suis confrontée à moi-même, celle que je suis intérieurement, et ça m’a fait un bien fou.
De quelle manière, je ne sais pas, mais la suite est faite de ça : alignement et partage.