Boris Couilleau

Reading Time: 9 minutes

Boris Couilleau
Grande Ecole 2001
Nantes

Entrepreneur social, fondateur et PDG de Titi Floris, Hacoopa et La Fraterne

Interview réalisée en 2022. Actuellement, Boris Couilleau est toujours PDG de la SCOP Titi Floris à Nantes.

Les premières années de Boris Couilleau après la fin de ses études n’ont pas été de tout repos : en l’espace de cinq ans, il avait essuyé les conséquences d’un investissement ruineux, occupé une série de postes dénués de sens, vécu la naissance prématurée de ses jumeaux et subi le stress de travailler sous un supérieur abusif. Malgré cela, Boris a su en ressortir plus fort et, en définitive, en harmonie avec ses véritables aspirations. S’est ensuivie une carrière merveilleusement cohérente, guidée par le désir de faciliter la vie quotidienne de citoyens vulnérables et de tester des pratiques professionnelles démocratiques.

En 2006, il a lancé Titi Floris, une entreprise de transport pour personnes à mobilité réduite. Le groupe est en expansion constante et compte actuellement 1 500 employés répartis dans tout l’Ouest de l’Hexagone. Titi Floris a défini les normes d’une entreprise vertueuse qui s’attache à intégrer le monde des personnes en situation de handicap dans le reste de la société. Ensuite, Boris a lancé Titi Services, une filiale qui propose des services de soutien personnel aux usagers vulnérables. Elle emploie actuellement 80 personnes et dégage un chiffre d’affaires confortable de 1,7 million d’euros. Ses dernières initiatives incluent La Fraterne – un restaurant inclusif qui emploie des personnes handicapées et encourage le dialogue – et Hacoopa, un concept innovant de logements partagés pour les seniors.

Boris a choisi la SCOP (coopérative sociale et participative) comme modèle pour toutes ses entreprises. Avec sa structure d’appartenance par les membres et son centrage sur la communauté, elle offre aux employés la possibilité d’être parties prenantes et encourage des résultats qui bénéficient au groupe.

Boris nous en dit plus sur ce qui l’a amené à diriger l’un des groupements coopératifs les plus florissants de France. Mais il insiste également pour nous rappeler à la réalité : « Tout n’est pas rose en permanence ! »

Être entrepreneur, c’était inscrit dans vos gènes ?

Je viens indéniablement d’une famille d’entrepreneurs, implantée dans une région rurale non loin de Nantes. Mon grand-père possédait une entreprise de transport de marchandises, ma grand-mère était traiteur de mariage et ma mère possédait un magasin d’usine. Quant à mon père, il était responsable d’un petit centre de gestion. Il a toujours eu la passion des chiffres et toute sa vie, il a gracieusement fait profiter son entourage de ses compétences en comptabilité, notamment l’entreprise de son père et diverses associations sportives. Aujourd’hui, à 68 ans, il est toujours investi dans Titi puisqu’il s’est porté volontaire pour être notre expert-comptable… D’ailleurs, il est probablement trop investi ! Ah, les joies du business en famille ! (rires)

Alors oui, on peut dire que ma famille a la culture des affaires et de l’entrepreneuriat dans le sang. La norme, c’était de travailler dur et de faire de longues journées. J’ai grandi sans jamais voir mon père le soir.

Quel genre d’enfant étiez-vous ?

Je ne tenais pas en place. Je me souviens que j’allais à l’école pour m’amuser et j’adorais faire le pitre. J’avais de bons résultats, mais le respect des règles n’était pas ma priorité, je n’avais pas de bornes et je terminais souvent puni, l’expulsion me pendait au nez.

Étiez-vous toujours aussi indiscipliné pendant vos années à Audencia ?

Étrangement, mon expérience à Audencia fut sage en comparaison. Je vivais avec ma petite amie (qui est ensuite devenue mon épouse) et, contrairement à la plupart de mes camarades qui étaient « déracinés », j’avais déjà mes habitudes et mes amis à Nantes. Je n’étais pas très impliqué dans la vie sociale de l’École, mais j’aimais les possibilités de réseautage et la façon dont l’École apportait le monde de l’entreprise jusqu’à nous. J’ai fait une « orgie » de stages et j’ai trouvé des postes qui m’offriraient la possibilité d’explorer plusieurs secteurs, à la Société de Bourse et au sein d’une société de gestion de PAPE.

Sur votre profil LinkedIn, nous avons remarqué un blanc entre la fin de vos études et la création de votre première entreprise. Avez-vous quelque chose à cacher ?

C’était une période tumultueuse pour moi, mais je n’ai aucune réticence à être transparent, parce que j’en suis ressorti plus sage et plus fort. En 2000-2001, à l’apogée de la bulle Internet, j’avais investi toutes mes économies et une partie de celles de mes parents sur le marché boursier. Quand la bulle a éclaté, je me suis retrouvé avec une dette énorme – d’autant plus que j’avais utilisé des stratégies de financement par emprunt. J’ai traîné ce boulet plusieurs années. Je réalise maintenant que c’est cet échec qui m’a poussé sur une voie qui me convenait nettement mieux. Ça m’a également vacciné à vie contre les marchés financiers. Je n’aimais pas leur volatilité et je détestais le principe qui consiste à prendre autant de risques tout en ayant aussi peu de contrôle.

Ensuite, j’ai travaillé pendant cinq ans pour des cabinets de conseil financier, ce qui m’a permis d’acquérir de solides compétences en finance, en technologie et en gestion. Malgré tout, j’ai réalisé à quel point je crevais d’envie de projets plus pratiques et plus porteurs de sens.

Comment en êtes-vous arrivé à lancer votre propre entreprise à 28 ans ?

C’était une conjonction de facteurs, en réalité. En 2003, après la naissance de mes jumeaux, j’ai pris deux congés de six mois pour m’occuper d’eux. J’ai eu du temps pour réfléchir à ce que je voulais vraiment. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai réalisé à quel point j’avais été frustré professionnellement. J’étais fatigué des codes de l’entreprise et je ne parvenais pas à visualiser d’espace dans lequel je pourrais être comblé. Alors j’ai décidé de créer le mien. J’ai conçu plusieurs idées de start-up pendant mon congé de paternité prolongé – dont deux que j’ai fini par mettre en œuvre plus de 15 ans plus tard : un restaurant inclusif qui emploie des travailleurs ayant des besoins spéciaux et un concept innovant de logements partagés pour les seniors.

Votre carrière semble très cohérente, car tous vos projets servent des usagers vulnérables. Y a-t-il des raisons personnelles qui expliquent pourquoi vous avez décidé de travailler dans ce secteur ?

Contrairement à ce que les gens pourraient supposer, je ne suis pas quelqu’un qui se démarque particulièrement par son empathie – contrairement à mon épouse, par exemple. La première fois, j’ai atterri dans le secteur de l’aide à la personne par hasard : en 2005, j’ai été recruté par une société de transport pour personnes à mobilité réduite. Je me sentais enfin utile socialement et je me suis tout de suite senti à l’aise dans ce secteur. Cependant, il y avait des problèmes de direction : le comportement toxique du directeur plombait toute l’équipe. J’ai su que l’entreprise n’irait pas loin et je suis parti au bout de six mois.

Je me suis ensuite attelé à lancer un service concurrent parce que les barrières à l’entrée étaient faibles. Il m’a fallu quatre mois pour créer l’entreprise ; j’ai obtenu un diplôme de transport de passagers, acheté trois véhicules et lancé les opérations avec un capital personnel de départ de 8 000 euros.

Je suppose que mon choix remonte à l’arrivée traumatisante de mes jumeaux, qui sont nés grands prématurés à 6 mois et demi. Ils ont failli grandir avec de multiples handicaps et, pour la première fois, j’ai été confronté à la réalité des parents qui élèvent des enfants handicapés.

Pourquoi avez-vous choisi la « SCOP » comme structure juridique ?

Je ne suis définitivement pas un activiste politique, mais mes expériences passées m’ont aidé à comprendre que le modèle d’entreprise qui concentre la propriété entre les mains de quelques mecs ou d’un fonds de pension externe déshumanise totalement le travail. Je voulais me tourner vers un autre type d’entrepreneuriat, où les employés pourraient devenir actionnaires et associés ; et où je pourrais, à ma façon, transformer le système hypercapitaliste. Le statut de SCOP – une entreprise coopérative et participative – correspondait exactement à ce que je recherchais. Il garantit une base éthique à long terme pour les pratiques professionnelles. Ce statut aide à attirer des personnes qui partagent des valeurs similaires. Il aide également à créer une vision et peut dynamiser la réussite d’un projet, car il répond aux aspirations à la fois des employés et des clients.

Ce modèle semble faire sens par bien des aspects. Comment expliquez-vous qu’il ne soit pas plus répandu ?

Toute personne sérieuse dans son projet d’entreprise y consacre énormément de son temps, de son énergie et de son âme aussi. Il est totalement légitime pour les fondateurs d’attendre une récompense financière sous une forme ou sous une autre, en particulier parce que nous vivons dans une société où l’argent est omniprésent. Et il n’est pas très courant pour un entrepreneur de choisir le bien commun comme objectif principal. La plupart des fondateurs de start-up sont également motivés par la possibilité, qu’on leur a mise dans le crâne et qui est largement illusoire, de revendre un jour en remportant le jackpot. En tant que fondateur d’une coopérative, je sais qu’un jackpot est techniquement impossible, et encore moins moralement. Une SCOP exige par ailleurs beaucoup plus de transparence, ce à quoi il faut être prêt. Enfin, avec un seul actionnaire, la dynamique interne est binaire ; en cas de désaccords fondamentaux, les employés font profil bas ou démissionnent. Avec une SCOP, a contrario, le processus décisionnel est démocratique (une personne, un vote) et nécessite beaucoup d’efforts, d’écoute et de compromis. Ça peut être fatigant, voire douloureux quand les relations ne sont pas aussi harmonieuses qu’on l’aurait souhaité. Alors tout n’est pas rose et chaque année, nous avons notre lot de débordements et de tensions, avec des collègues qui ne s’entendent pas. Néanmoins, c’est inévitable dans les relations humaines et, globalement, nous avons beaucoup de chance que Titi fonctionne de façon saine et harmonieuse. Et je viens d’être réélu au Conseil. Ouf !

Vous êtes un fervent défenseur de la croissance. N’est-ce pas risqué quand on gère une coopérative ?

Je ne vois aucune contradiction à avoir des ambitions de croissance pour nos SCOP. Nous sommes un peu restreints quant à la façon dont nous pouvons utiliser notre capital et nous avons l’obligation d’en redistribuer une bonne partie. Mais c’est là que ma vision entrepreneuriale et ma touche personnelle entrent en jeu. J’aime apporter des idées de nouveaux projets à lancer ou à intégrer. Elles sont souvent complexes, mais je suis persévérant. Cette question revient tous les ans : perdons-nous notre identité en grandissant ? Notre stratégie d’expansion est de recréer une entité locale dans chaque région. De cette façon, chaque entité est ancrée localement avec un fort sentiment d’appartenance. Tous les employés bénéficient de l’économie d’échelle et de la protection offertes par la société mère. Je suis convaincu que cette approche atténue les risques.

Y a-t-il un projet récent dont vous êtes particulièrement fier ?

La nouvelle SCOP sur laquelle nous travaillons actuellement, sans aucun doute ! Pour de nombreuses personnes âgées vivant seules, l’isolement social peut entraîner une grave dégradation de la santé physique et mentale. On manque d’offres de logement pour cette population. Quand les personnes âgées perdent leur autonomie, elles emménagent dans une résidence-services onéreuse, ou plus fréquemment, dans une maison de retraite vaste et impersonnelle. J’ai imaginé Hacoopa, un espace de vie partagé à plus petite échelle dans lequel les personnes pourraient emménager avant de devenir trop dépendantes. Un coordonnateur sera sur site quelques heures par jour pour apporter de la cohésion sociale et gérer la logistique.

Le premier bâtiment près de Nantes devrait accueillir ses premiers résidents en 2022. En 2020, avant de commencer les travaux de construction, nous avons organisé une exposition de street art sur le site. Nous avons invité un groupe d’artistes de rue talentueux à venir peindre les murs intérieurs et l’événement a éveillé la curiosité des gens et créé un buzz autour du projet. C’était incroyable*. Je crois tellement en ce concept de logement que j’envisage de créer un mouvement populaire autour et de développer un réseau entier de logements similaires dans l’Ouest de la France.

* Note de l’équipe Audencia : c’est là que nous avons organisé la séance photo avec Boris. Les œuvres dont il parle sont visibles à l’arrière-plan des photos qui accompagnent le présent article.

Trouvez-vous le temps de suivre les activités de près sur le terrain ?

Cette année a été différente en raison de la COVID, mais généralement, c’est le cas. Nous lançons en permanence des processus d’appel d’offres et je suis toujours chargé de l’activité commerciale. Occasionnellement, je trouve le temps de me rendre devant les grilles des écoles. Saluer les directeurs d’école avec qui j’ai établi le service, papoter avec les chauffeurs et regarder les enfants monter dans les véhicules, c’est toujours un moment spécial.

Vous arrive-t-il souvent de méditer sur l’impact que vous avez à travers vos nombreuses entreprises ?

C’est toujours réconfortant quand on me rappelle que nous faisons une différence dans la vie des gens. Merci ! Mais honnêtement, la plupart du temps, je me retrouve à faire face au flux stressant des hics quotidiens, alors malheureusement, l’aspect valorisant de l’activité passe souvent à la trappe.

Comment faites-vous pour décompresser de tout ça ?

Je me détends facilement quand je suis avec mon épouse et mes quatre enfants, mais mon esprit est toujours actif en arrière-plan… et mon téléphone pro aussi ! Les neuf premières années, j’étais sur le pont 24 h sur 24, 7 jours sur 7, et maintenant, heureusement, nous nous relayons. Les chauffeurs appellent s’ils ont un accident au beau milieu de la nuit ou s’ils tombent malades et qu’ils ne peuvent pas assurer une mission. Les appelants sont parfois surpris d’entendre le « big boss » décrocher ! L’ouverture de La Fraterne l’été dernier, avec sa guinguette et ses concerts live, fut une excuse toute trouvée pour sortir beaucoup et relâcher la pression, même si ce n’était pas idéal pour mon sommeil !

Et pour l’avenir, quels sont vos plans de carrière à long terme?

Les entreprises sociales doivent opérer à long terme pour générer des changements en profondeur ; nous devons planifier des cycles de vie plus longs. J’ai également conscience de l’importance de préserver la santé de mes collègues ainsi que la mienne. À l’avenir, j’aimerais néanmoins évoluer dans un environnement avec moins de pression. Et dans le même temps, j’adore la stimulation inhérente à mon rôle de dirigeant. Ça m’a même donné les moyens de gérer des situations difficiles dans ma vie privée. C’est comme pour tout, c’est une question d’équilibre.

C’est peut-être le résultat de l’introspection due au confinement, mais récemment, j’ai commencé à me projeter dans un avenir où je ne dirigeais plus cette entreprise. Je sais que je dois la restructurer de façon que les équipes dépendent moins de moi. Le plan est de continuer de m’entourer des personnes les plus talentueuses et de prendre de la distance. Personne n’est irremplaçable.

You May Also Like

Jon Harr

Cyrille Glumineau

Elisabeth Gautier

Delphine Francois Chiavarini