Beauty Manake
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Sous-ministre du développement agricole et de la sécurité alimentaire, Botswana
Il a fallu six mois pour l’avoir au bout du fil et obtenir une promesse de rendez-vous, mais compte tenu de la fonction de notre interlocutrice, nous savions qu’il faudrait faire preuve de patience et de compréhension. Dire que Beauty Manake a un emploi du temps chargé relève de l’euphémisme. Moins de 18 mois après son arrivée dans l’arène politique à une fonction de premier plan, elle est chargée de la sécurité alimentaire et de la stratégie agricole du Botswana, rien de moins que ça, et la pandémie a plongé son pays dans une situation d’urgence publique. Cette mère de deux enfants et PDG de Kungo Farms est entrée en politique afin de concrétiser son rêve de longue date : transformer les pratiques agricoles pour garantir l’autosuffisance et la pérennité du pays qu’elle aime intensément.
Nous sommes ravis d’avoir persévéré parce qu’en définitive, nous obtenons un aperçu de la vie fascinante d’une politicienne de grande notoriété, qui reste néanmoins peu orthodoxe. Beauty nous fait part de ses souvenirs d’une enfance qui ne la prédestinait pas à l’éminente carrière qui est la sienne. Elle nous confie pourquoi, allant à contre-courant de la mouvance, elle a décidé de se lancer dans l’agriculture et se rappelle avec moult détails le jour où elle a appris qu’elle avait été nommée ministre. En fait, une fois que nous avons Beauty au téléphone, elle parle avec enthousiasme sans pouvoir s’arrêter. « Pardonnez-moi, je suis une femme politique, je parle trop ! », s’excuse-t-elle, facétieuse. Révélant sa franchise naturelle, elle ajoute : « Merci de m’avoir relancée sans relâche pour cet interview. Je n’avais pas réalisé que j’avais tant à raconter sur mon histoire personnelle. Je suis si heureuse de cette opportunité que vous m’avez donnée d’apprécier d’où je viens et ce que j’ai accompli ».
Vous ne venez pas d’une longue descendance de politiciens. Quelles sont vos origines familiales ?
C’est vrai. J’ai grandi à Selibe Phikwe, une petite ville minière située dans l’est du Botswana où mon père était mineur. Ma mère restait au foyer pour s’occuper de ses enfants et quand nous sommes entrés dans l’adolescence, elle a créé une petite entreprise d’import. Elle se rendait en Afrique du Sud, où la terre est plus fertile, pour acheter des fruits et des légumes avant de revenir les vendre dans notre communauté. Je me relayais avec mon frère pour l’accompagner et pour l’aider. Mes parents étaient à mille lieues de la sphère politique, mais j’ai pu y accéder à force de travail, une attitude que mes parents avaient instillée en moi.
Comment avez-vous fait pour trouver un emploi de bureau chez un diamantaire ?
Ma tante a eu une forte influence sur mes choix de vie. Son fils fut l’un des rares Botswanais à être diplômé de Harvard. Elle était stricte, avait de grandes ambitions pour mon parcours académique et elle m’a poussé à devenir médecin. Mais j’ai toujours eu un caractère bien trempé et j’ai choisi ma propre voie. Quand je me suis inscrite à un cursus en commerce et systèmes de l’information, ma décision est mal passée. Elle m’a lancé, avec une pointe de sarcasme : « Bon choix ! Quand tu auras ton diplôme, tu pourras gérer l’entreprise de tomates de ta mère. » J’ai trouvé que cette perspective était absurde et ça m’avait légèrement offensée. L’ironie du sort, c’est que je suis aujourd’hui la fière propriétaire d’une exploitation maraîchère de 35 hectares et ma tante est devenue l’un de mes soutiens les plus enthousiastes.
Après l’université, j’ai trouvé un emploi bien payé comme technologue en système chez De Beers, la compagnie de diamants. C’est là que tous les diplômés voulaient travailler à cause du salaire et des avantages, mais au bout d’un moment, je ne me suis pas sentie à ma place. Quand l’activité a ralenti pendant la récession de 2008, on nous a demandé d’attendre sagement que le marché européen reparte et j’ai trouvé cette stratégie frustrante et démoralisante.
Qu’est-ce qui vous a motivée à vous lancer dans l’agriculture au tout début ?
Après avoir visité des centaines de fermes en Afrique du Sud avec ma mère, j’ai appris à apprécier la vie à la ferme. Et j’ai fait mes calculs : avec son entreprise maraîchère, ma mère se faisait plus d’argent que moi par semaine ! J’ai pensé que si j’ouvrais une exploitation, ma mère n’aurait plus à parcourir de longues distances et elle pourrait acheter ses produits chez moi. De plus, au Botswana, nous avons la chance d’avoir accès à d’énormes surfaces de terres. Notre pays fait peu ou prou la taille de la France pour une population de 2,1 millions d’habitants seulement. Enfin, je voulais contribuer à rendre mon pays plus autosuffisant.
J’ai donné ma démission chez De Beers, en expliquant que je voulais être ma propre cheffe. Ils ont essayé de me retenir avec la perspective d’un détachement au Royaume-Uni, mais j’avais suffisamment confiance en moi pour croire que d’une manière ou d’une autre, je trouverais ma propre voie en Europe.
Le processus de création de votre exploitation a-t-il été aussi simple que vous l’aviez anticipé ?
En 2013, âgée de 25 ans, j’ai déposé une demande de financement et j’ai créé Kungo Farms. Les premières années ont été rudes. Ma mère n’approuvait pas ma décision de « me réduire à devenir maraîchère ». Elle souhaitait que ma vie soit plus confortable que la sienne et elle pensait que je méritais une carrière dans le monde des affaires. Elle voulait que je fasse claquer les talons aiguilles !*
Naïvement, je pensais que mon exposition au monde du maraîchage par l’entremise de ma mère suffirait, mais c’était indéniablement bien plus compliqué que tout ce à quoi je m’attendais. En particulier, je peinais à accéder au marché. Ensuite, le développement de mon entreprise a subi un énorme revers quand j’ai eu un grave accident de la route sur le chemin de l’exploitation. Il a fallu près de six mois avant que je puisse de nouveau marcher. Je ne sais pas ce que mon entreprise serait devenue si mon père n’avait pas payé mes employés avec son propre salaire pendant toute cette période.
*Beauty fait ici référence à la chanson All My Life (Rock them stilettos), de Lai-Bak.
Comment le diplôme Food & Agribusiness Management d’Audencia a-t-il changé votre vision du secteur agroalimentaire ?
Il est arrivé un moment où j’ai senti que j’avais enfin saisi ce qu’étaient l’écosystème de production agricole et les besoins immédiats du marché. Mais je voulais acquérir de réelles compétences en activité économique agricole et pouvoir prédire les tendances. J’ai la chance que mon mari, un ingénieur en géotechnique, soit aussi passionné que moi par le maraîchage. Il m’a encouragée à poursuivre mes études afin de professionnaliser notre exploitation. Il voulait que je devienne une « exploitante intelligente et éduquée » capable de faire une différence.
J’ai choisi d’étudier à Audencia en raison du cursus savamment élaboré et du double programme au Brésil. Ma demande de mécénat a été acceptée et c’est ainsi qu’en septembre 2014, je me suis retrouvée à Nantes. Le cursus était exceptionnel et j’ai été particulièrement surprise d’en apprendre autant sur mon propre continent. L’expérience fut aussi éprouvante. J’ai rapidement maîtrisé la phrase : « Je ne parle pas français », mais les gens continuaient de me parler en français comme si de rien n’était ! Et tout était tellement cher, ce qui fut un véritable choc, car au Botswana, les pouvoirs publics ont pourvu à nos besoins presque toute notre vie. J’ai néanmoins appris à survivre avec un petit budget.

Comment êtes-vous devenue experte en agro-industrie durable ?
Après six mois à Nantes et six mois à Sao Paulo, je suis rentrée transformée. Le programme m’a ouvert grand l’esprit sur un mode de pensée durable. Je me sentais prête à appliquer toutes ces connaissances et à gérer une entreprise qui jouerait un rôle stratégique pour développer mon environnement rural. Notre pays se repose sur ses lauriers depuis trop longtemps, gâté par d’abondantes réserves de diamants. Nous importons des denrées alimentaires en excès, juste parce qu’on peut se le permettre. Ce n’est pas une stratégie viable à long terme. Le gaspillage alimentaire est également une problématique culturelle. Par exemple, aux funérailles et aux mariages, les hôtes prévoient toujours des quantités excessives de nourriture pour afficher leur richesse. Nous devons également faire plus d’efforts pour économiser l’eau et l’électricité. Je me suis donné pour mission de changer à la fois le système et les mentalités.
Avec quelques négociants en agroalimentaire, nous avons eu l’idée d’organiser un événement qui véhiculerait des valeurs pédagogiques qu’on ne voyait pas dans les salons traditionnels. J’ai mis en avant le programme de développement durable, nous avons invité tous les acteurs clés à participer aux échanges, des organisations locales aux grands pontes du secteur diamantaire, et j’ai commencé à mener une sorte de révolution verte. Peu après, Lucara, une compagnie de diamant canadienne implantée au Botswana m’a contactée. Ils avaient entendu parler de mon travail, car ils cherchaient à entrer dans le secteur de l’agriculture durable et ils m’ont employée comme consultante RSE.
Comment êtes-vous passée du maraîchage à la politique ?
Le président du Botswana a lui aussi commencé dans l’agriculture. La première fois que je l’ai rencontré, il était vice-président et je l’avais interpelé sur plusieurs politiques publiques. Je me souviens avoir pensé : « Il est éloquent et intelligent, c’est un visionnaire ; il prend le temps de répondre à mes questions, je me vois bien travailler avec lui ! » J’avais pour ambition de transformer l’économie rurale avec un secteur agricole dynamique qui aiderait les gens à quitter les villes pour revenir dans les villages. J’appliquais ce modèle en tant que consultante et même si mon action ne touchait pas les vies de nombreuses personnes, j’avais prouvé que c’était la voie à suivre. Le vice-président m’a écoutée attentivement, nous avons appris à mieux nous connaître et je l’ai invité à faire l’ouverture de notre salon à plusieurs reprises. En 2019, quelques jours seulement après avoir remporté les élections présidentielles, il m’a demandé de lui envoyer mon CV. J’ai pensé qu’il cherchait un conseiller ou un fonctionnaire, mais en réalité, je n’avais aucune idée de ce pour quoi je candidatais. Juste après, je suis partie en vacances avec des amies à Durban, en Afrique du Sud.
Je n’oublierai jamais le jour où j’ai reçu cet appel téléphonique ! Nous nous préparions pour sortir dîner et nous étions divinement détendues après notre séance de spa. Mon téléphone a sonné. J’ai regardé l’écran et j’ai crié à mon amie : « C’est Son Excellence ! C’est le Président : » Il a assuré qu’il avait besoin de me voir de toute urgence et qu’il enverrait une voiture me chercher à l’aéroport. J’ai juste eu le temps de caler une brève séance de shopping, parce que l’agricultrice que j’étais n’avait pas de tenue formelle. Une heure plus tard, dans mon costume tout neuf, j’étais dans son bureau présidentiel et j’ai eu le choc de ma vie quand il m’a demandé de rejoindre son cabinet et de faire partie des décideurs. Il m’a demandé ce que j’en pensais et j’ai accepté sur le champ. J’ai expliqué que le poste était dans la lignée de ce pour quoi je plaidais depuis des années et que c’était une opportunité de construire un avenir durable pour mes enfants et les générations à venir. Ce à quoi il a répondu : « Magnifique, maintenant, au travail. » En novembre 2019, je suis entrée au ministère.
Votre situation financière et sociale a-t-elle eu une incidence sur votre famille ?
Il y a vingt ans, quand je faisais le tour des exploitations agricoles avec ma mère en Afrique du Sud, j’avais remarqué le merveilleux Stanford Lake College avec son air d’établissement occidental. Je savais que ma mère n’avait pas les moyens de m’y envoyer, mais je rêvais qu’un jour, mes enfants le pourraient. Aujourd’hui, je suis fière que l’aîné de mes deux garçons, qui ont 14 et 9 ans, y étudie. Le pécule apporté par mon exploitation m’a également permis de m’assurer que mes parents puissent vivre confortablement. J’ai fait construire une jolie maison dans notre village natal pour eux. Aujourd’hui, ma mère n’a plus besoin de se rendre en Afrique du Sud. Ils ont emménagé sur mon exploitation, dont j’ai délégué les opérations quotidiennes à une équipe.
Quand elle a réalisé à quel point ça me comblait, ma mère a commencé à soutenir ma décision de m’orienter dans l’agriculture. Mes parents admirent mon entrée en politique. L’autre jour, mon père faisait la queue à la banque et un client lui a dit : « Asseyez-vous monsieur ; allez-y, votre fille est ministre ! » Ça l’a flatté et il rayonnait de joie, mais il n’a pas voulu paraître arrogant. En ce qui me concerne, je ne me suis pas encore vraiment habituée à mon nouveau statut ! Je ne me qualifie pas de ministre, je vois juste mon travail comme une opportunité fantastique de transformer mon pays. Je n’ai pas encore défini mon poste et je ne laisse pas mon poste me définir. Si, à la fin de mon mandat de cinq ans, je suis en mesure de donner corps à mon ambition et que j’obtiens des résultats, je serai la personne la plus heureuse au monde et je commencerai à m’appeler « la ministre qui a fait une différence ».

Quels sont vos plans pour le week-end ? Aurez-vous l’occasion de vous détendre ?
Franchement, j’ai rarement une opportunité de décrocher. Mon téléphone bipe en permanence, je dois répondre à des demandes incessantes et je cours partout. Être politicienne pendant les mois de COVID fut éprouvant, mais en même temps, ça permet de tester sa force. Ces trois derniers jours, le Parlement est resté en séance jusqu’à minuit, alors nous sommes tous épuisés. J’ai rarement du temps pour moi et quand c’est le cas, je l’utilise pour m’atteler à un travail de fond.
Malheureusement, mon époux, mes parents et mes enfants sont à des centaines de kilomètres de moi, car la pandémie nous a confinés dans des zones distinctes. Je n’ai pas pu leur parler de toute une semaine. Aujourd’hui, c’est un jour férié. Je me suis exceptionnellement accordé une grasse matinée jusqu’à 9 h 30 et je vais prendre le reste de la journée pour me reposer. Ce que je préfère pour recharger mes batteries, c’est d’aller marcher dans la montagne avec une amie ou de me poser avec un verre de vin devant une série télévisée. Je vais vous confier mon petit plaisir : en ce moment, je suis accro au spin-off sud-africain de l’émission de téléréalité « The Real Housewives of… ». Elle suit un groupe de femmes d’affaires sûres d’elles et charismatiques… et je peux (un peu !) m’identifier à elles…