Annie Rojas
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Vice-présidente adjointe, Citi
À Bogota où elle a passé son enfance, Annie Rojas était fascinée par le ciel étoilé et ses nombreuses merveilles. Quand elle était adolescente, elle a abandonné le rêve de sa vie, devenir astronaute, et s’est tournée vers la finance. Pragmatique mais ambitieuse, elle s’est dit que si le commerce international ne l’envoyait pas sur la lune, cela pourrait au moins l’amener à voyager de l’autre côté du monde.
L’histoire d’Annie pourrait servir de publicité pour la mobilité internationale. Emménageant à Nantes en 2011 pour intégrer le programme MSc International Master in Management (IMM), elle a appris à parler français, s’est fait des amis pour la vie et est entrée chez Citi où elle mène avec brio une carrière dans la finance de la chaîne d’approvisionnement.
Quand une opportunité de mutation au bureau de Dublin s’est présentée, elle ne savait pas grand-chose sur « l’île d’Émeraude » en dehors des célèbres traditions de la Saint Patrick, mais elle n’a pas hésité une seule seconde. Une fois là-bas, elle a élargi son horizon et découvert une autre palette de pratiques commerciales ; elle s’est ouverte à une nouvelle culture du travail, a rencontré son futur mari et s’est entichée d’une des institutions les plus sacrées du pays : le pub.
Tout le monde n’est pas disposé à se déraciner pour aller s’installer de l’autre côté du globe et pour commencer une nouvelle vie dans un pays étranger, avec tous les bouleversements que cela suppose sur les plans personnel et émotionnel. Mais dans le cas d’Annie, c’est une décision qui lui a réussi.
Cette cadre internationale nous raconte son parcours et pourquoi son caddie, son maillot de bain et une dose raisonnable de témérité figurent parmi ses signes particuliers.
Avez-vous grandi dans une famille traditionnelle ou libérale ?
Je suis née et j’ai grandi à Bogota, la capitale de la Colombie, dans une famille très unie. Mes deux petits frères et moi étions inséparables. Mon père a un diplôme commercial et il a pratiquement toujours travaillé chez Volkswagen. Ma mère est psychologue. Même si mes parents ont toujours été fiers de leurs racines colombiennes, ils voulaient que nous acquérions une ouverture d’esprit. Ils parlaient souvent des membres de notre famille qui s’étaient installés aux États-Unis comme des figures dont il fallait s’inspirer. Ils savaient que l’anglais nous ouvrirait des portes et ils nous ont inscrits dans une école bilingue.
Quel genre d’enfant étiez-vous ?
J’étais plutôt timide et je ne traînais pas avec les enfants cools. Mon petit ami insiste pour dire que je suis toujours le contraire du cool (rires)… mais je suis définitivement plus ouverte. Les expériences à l’étranger qui m’ont forcée à me jeter dans l’inconnu m’ont aidée à me départir de ma timidité. Je reste facilement gagnée par la nervosité. Pour tout vous dire, j’étais nerveuse avant de commencer cette entrevue ! Mais je m’améliore avec le temps.
À l’école, j’avais de bons résultats parce que mes parents nous avaient offert une éducation privée, alors je sentais que je devais honorer leurs efforts. Pour une raison inconnue, ils pensaient qu’une bonne éducation ne serait pas complète si on ne prenait pas des leçons de natation pendant des années, alors j’ai passé plus d’heures que je ne peux en compter à enchaîner les longueurs.
À quoi rêviez-vous à ce moment-là ?
J’étais fascinée par tout ce qui touchait à l’espace. Je regardais des tonnes de films et après une visite au centre de la Nasa, en Floride, j’ai même voulu devenir astronaute. À l’adolescence, j’ai fait une croix sur mon rêve, mais avec du recul, je réalise que j’ai tout de même choisi un parcours propice aux aventures lointaines. Et c’est comme cela qu’à 16 ans, je me suis retrouvée à suivre une licence en finance et en commerce international à l’université de Bogota.
Vivre en France, c’était un autre de mes rêves. J’adorais la langue et tout ce que je découvrais sur la culture à travers les nombreux films français que je regardais. Je me rêvais en une « version colombienne d’Amélie », retraçant ses pas dans les ruelles sinueuses de Montmartre. À l’université, j’ai rencontré des étudiants d’Audencia, venus dans le cadre d’un échange. J’étais impressionnée par le fait qu’ils avaient tous des profils internationaux déjà prometteurs. Ils m’ont vanté Audencia et la ville de Nantes et je me suis inscrite au programme MSc in International Management d’Audencia.
Ton expérience à Audencia a-t-elle eu l’effet transformateur que tu attendais ?
Certainement ! Les seules fois où j’avais quitté mon pays, c’était pour aller voir ma famille aux États-Unis, alors c’était ma première venue en Europe. À 20 ans, c’était également mon premier voyage en solo et mes premiers pas en dehors du cocon familial. C’était il y a dix ans et depuis, j’ai toujours vécu à l’étranger. Surmonter la barrière de la langue a été plus compliqué que je le pensais. J’avais étudié le français pendant quatre ans à l’université et je pensais que je m’en sortirais bien, jusqu’au jour où je me suis retrouvée dans la navette de l’aéroport de Nantes, priant pour trouver mon chemin jusqu’à la station « Commerce ». Je suis restée collée au chauffeur jusqu’à ce qu’il me promette que j’étais arrivée à bon port. C’était un saut dans le grand bain plutôt stressant.
Au cours de cette année avec mes camarades de promotion, dont beaucoup sont toujours des amis proches, nous nous sommes créé tant de souvenirs. Nous sommes allés visiter une école jumelée à Barcelone, et avec un petit groupe, nous sommes allés célébrer le Nouvel An en Suisse. La possibilité de poursuivre avec un stage d’un an s’est également avérée d’une grande utilité. En Colombie, les diplômés qui sortent de l’université se sentent bien plus vulnérables sans cette expérience professionnelle préalable.
L’acclimatation à la culture française a-t-elle été facile ?
Ce qui a vraiment facilité mon immersion, c’est que je vivais dans une famille française. Nous avions de longs dîners ensemble et ils m’ont fait découvrir la cuisine locale (ah, le plateau de fromages !), ainsi que de nombreuses traditions. Ils ont acheté une nouvelle maison pendant mon séjour (et je les ai suivis !) et ils avaient installé des petits écriteaux au-dessus de chaque chambre, avec le nom de son occupant. Je n’oublierai jamais le mien, qui indiquait : « La chambre d’Annie ». Ils m’ont confié qu’ils avaient conservé l’écriteau pendant de nombreuses années après mon départ ; j’ai trouvé ça très touchant. Aujourd’hui encore, je les appelle « ma maman et mon papa français ».
La principale différence culturelle à laquelle j’ai dû m’adapter, c’est l’amitié. Les premiers mois, quand j’engageais une conversation, je m’attendais à ce que la personne devienne mon amie ou à tout le moins, qu’elle soit disposée à nouer des liens amicaux. Mais parfois, je croisais des gens le lendemain qui ne se souvenaient pas de moi. Il faut du temps pour s’habituer à ce genre de réaction ! Ensuite, quand j’ai commencé à découvrir la culture d’entreprise, j’ai compris que les Français avaient tendance à ne pas mélanger les relations professionnelles et les relations personnelles. Ça va mieux quand on l’accepte et qu’on ne le prend pas personnellement. Les Français sont plus réservés que les Colombiens et certains mettent du temps à s’ouvrir à de nouvelles personnes. L’aspect positif, c’est qu’une fois que vous avez noué des liens forts avec quelqu’un, vous faites partie de la famille.

Comment avez-vous gravi les échelons au sein de Citi ?
Pour moi, ç’a toujours été une question de saisir les opportunités quand elles se présentent. J’avais envoyé des dizaines de demandes de stage qui avaient été refusées, mais j’avais décidé de rester philosophe. Mon visa d’étudiante arrivait à expiration, je me suis fixé une échéance et j’ai décidé que si je ne décrochais pas de stage deux semaines avant la date butoir, j’en profiterais pour voyager. Le jour où je m’apprêtais à faire ma valise, la chance a tourné et j’ai reçu une offre de Citi.
En 2011, j’ai commencé dans une des agences de la banque à Paris, près des Champs Élysées, pour un stage d’un an qui s’est transformé en poste permanent. J’ai commencé au Département Solutions commerciales et de trésorerie. Mon rôle consistait à analyser la documentation relative à l’exportation et à trouver des solutions financières pour le compte d’exportateurs en France. J’ai été promue associée pour le domaine des ventes commerciales, ce qui m’a amenée à travailler avec une sélection élargie de produits tels que le financement de l’approvisionnement, les lettres de crédit et les garanties. Mes clients faisaient appel à nos services pour s’assurer que les risques associés aux transactions en termes de documentation et de paiement étaient couverts pour les deux parties. Les fournisseurs et les acheteurs dépendaient de moi pour faciliter leurs échanges entre eux. Dès le départ, mon rôle a été orienté client et mon supérieur, qui était un excellent mentor, m’a encouragée à apprendre sur le tas.
Quand vous êtes arrivée à Paris, êtes-vous partie en pèlerinage sur les traces d’Amélie à Montmartre ?
Vous pouvez rire, mais c’est exactement ce que j’ai fait, dès le premier jour ! Quand je vivais à Paris, j’ai beaucoup déambulé dans ce quartier pittoresque. Comme je l’ai dit, j’adore nager, c’est une activité qui a une sorte d’effet méditatif sur moi. Alors un autre de mes passe-temps fut d’essayer autant de piscines que je pouvais en dénicher dans la ville… et il y en a un paquet ! C’était comme une mission, ou une « tournée des piscines » (rires). Incontestablement, ma préférée est celle de l’hôtel Molitor, j’adore son atmosphère avant-gardiste.
Qu’est-ce qui vous a décidée à partir pour Dublin ?
En 2014, les employés possédant une expérience du commerce et des compétences linguistiques ont été encouragés à candidater pour un poste qui s’ouvrait là-bas. C’était une promotion et Dublin faisant partie des plus grands pôles européens de Citi, j’aurais accès à davantage d’opportunités. Pour être honnête, après trois ans seulement en France, l’idée d’un transfert ne m’avait pas effleuré l’esprit. Mais l’opportunité était trop belle pour passer à côté. J’ai accepté l’offre sans avoir jamais mis les pieds en Irlande. Je ne connaissais personne là-bas et les seules images que j’avais de la vie irlandaise me venaient des histoires amusantes et hautes en couleur de mes anciens collègues irlandais. J’ai fait ma valise et je suis partie !
En quoi consiste votre rôle actuel ?
Mes attributions se sont diversifiées quand je suis devenue responsable de tous les clients européens et que j’ai commencé à contrôler une palette élargie de produits. Aujourd’hui, je suis vice-présidente adjointe et je travaille dans un autre domaine du commerce, qui est le financement de la chaîne d’approvisionnement. Je suis en contact avec les fournisseurs de mes clients qui veulent participer à notre programme. Cela les aide à recevoir les règlements sans délai et à améliorer leur flux de trésorerie. Récemment, j’ai également commencé à diriger notre équipe de documentation, qui aide à l’intégration des nouveaux clients. C’est une équipe de huit personnes basées en Inde, dotées de compétences variées. Certains travaillent dans le financement de l’approvisionnement depuis plus longtemps que moi, ce qui est enrichissant.
Qu’est-ce qui rend le travail dans votre secteur intéressant ?
C’est un secteur dynamique dont la législation évolue en permanence, alors il est stimulant d’essayer de rester à la page. C’est un poste adapté aux personnes qui aiment travailler dans un environnement multiculturel avec des fuseaux horaires différents. Il est également agréable de savoir que mon travail mène à des applications pratiques pour les utilisateurs finaux aussi, car nous permettons le commerce de milliers de produits tous les jours.
Quelles sont vos prédictions pour la chaîne d’approvisionnement mondiale ?
Les clients me posent souvent la question et il n’est pas facile d’y répondre ! Je pense qu’après la pandémie, le commerce passera d’un mode opérationnel de crise à un mode plus normal. 2022 fut l’année où nous avons tiré quelques enseignements du chaos auquel nous avons été confrontés et nous accepterons que certains processus ne reviennent jamais à ce qu’ils étaient avant la pandémie. Pour autant, des embellies, comme la possibilité de travailler à la maison, sont apparues dans le sillage de la pandémie.
À quoi ressemble la culture d’entreprise à Dublin ? Est-ce que les gens vont toujours au pub tous les jours à 5 heures ?
Pas tous les jours… mais presque ! À Paris, les interactions sociales entre collègues se résument aux occasionnels « apéros en terrasse après le travail ». À Dublin, on termine régulièrement sa journée de travail au pub. En Irlande, l’esprit de camaraderie au travail fait qu’il est plus facile de se faire des amis et les pubs y contribuent. Des personnes de toutes les générations et de tous les horizons s’y mêlent et y trouvent un espace propice au partage d’anecdotes personnelles autour d’une pinte… ou deux.
Qu’est-ce que ça fait d’être une Colombienne à Dublin ?
Il n’y a pas beaucoup de Colombiens ici. Jusqu’à récemment, nous n’avions pas accès à une ambassade, mais seulement à un consulat que nous pouvions contacter une fois par an. Les médias européens ont tendance à présenter la Colombie par le prisme des problèmes de criminalité et malheureusement, les stéréotypes négatifs ont la vie dure et il peut être épuisant de les mettre à mal. Cela étant, des références plus positives commencent à émerger. La curiosité des gens pour mon pays est parfois amusante : un jour, on m’a demandé si j’étais de la famille de Gloria, du sitcom Modern Family (ce n’est pas le cas) ou comment je fais pour m’habituer au climat en Irlande, alors que Bogota est située dans la région colombienne la plus froide et la plus pluvieuse du pays. Je n’ai donc eu aucun mal à m’habituer aux conditions météorologiques à Dublin. De toute façon, comme on dit ici : « le temps est peut-être froid, mais les gens sont chaleureux ». Je me suis toujours sentie bienvenue ici.
Vous sentez-vous bien installée à Dublin maintenant ?
Il est intéressant de constater que je ne me suis jamais autant sentie Colombienne que depuis que je vis à l’étranger. Et pourtant, après huit ans en Irlande, j’y suis chez moi. J’ai même demandé, et obtenu, la citoyenneté irlandaise. C’était une façon pour moi d’exprimer ma gratitude pour les opportunités que le pays m’a offertes. Et je voulais aussi participer à la société et exercer mon droit de vote. Récemment, l’Irlande a organisé plusieurs référendums qui ont été l’occasion pour les citoyens d’exprimer leur souhait de voir la situation évoluer sur des questions sociétales importantes telles que le divorce et le droit à l’avortement. C’était enthousiasmant d’avoir le sentiment de pouvoir y contribuer. C’est drôle de voir où la vie nous mène : il y a quelques années encore, l’Irlande ne faisait pas partie de mes plans et me voilà, citoyenne irlandaise fière de l’être ! J’ai la double nationalité, parce que je n’oublierai jamais mes origines colombiennes.

Pouvons-nous revenir à votre petit ami qui affirme que vous n’êtes pas cool ?
Eh bien, il insiste pour dire que j’ai les habitudes de vie d’une septuagénaire (rires). Je dois reconnaître que j’écoute de la musique classique, j’aime préparer des gâteaux et aller marcher, et je fais mes courses avec un caddie, comme une petite mamie. Mais j’ai adopté de nombreuses traditions locales et l’une de mes activités préférées, c’est d’aller au pub pour m’amuser, alors j’ai quand même un peu la « cool attitude » ! (rires)
Avez-vous des plans pour le week-end ?
Un peu ! Demain, je m’envole avec mon fiancé pour passer Noël en Colombie. Cela fait plus de deux ans que je n’y suis pas retournée et je trépigne d’impatience, malgré les 20 heures de vol. Dans mon pays, Noël est un moment très spécial. Les célébrations commencent le premier décembre ! J’ai hâte d’entamer les discussions pour planifier le mariage et de regarder Encanto : La fantastique famille Madrigal… plusieurs fois !
Le fait de rencontrer mon futur mari en Irlande a aussi beaucoup joué dans le choix de m’installer ici. Il est danois et il travaille dans la publicité numérique. On peut dire que nous représentons les deux secteurs pour lesquels l’Irlande est réputée : la finance et la technologie. Mon père prend des cours d’anglais. Cela montre bien qu’avec ma mère, il a accepté le fait que je ne suis pas prête de revenir en Colombie. J’imagine qu’à un moment ou un autre, nous déménagerons peut-être – au Danemark ou en Colombie – à moins que nous choisissions un autre lieu, neutre pour l’un et l’autre. J’aime l’idée d’avoir plusieurs options.